Introduction :
Les hypertensions gravidiques représentent un groupe d’affections dont la nature et les mécanismes restent imparfaitement classifiés.
Une telle situation concerne 10 à 15 % des femmes enceintes, ce qui est considérable. Elle représente par ailleurs, sous nos climats, la première cause de morbidité et de mortalité périnatales.
« Maladie des hypothèses », la prééclampsie a été aussi une « maladie des dogmes » et nombre de vérités successives et contradictoires ont été défendues avec une rare passion, au mépris de tout étayage scientifique. Avec le temps cependant, la recherche physiopathologique a beaucoup progressé et des acquis essentiels ont pu être obtenus. Lorsque nous avons rédigé la précédente édition de cette revue générale, quelques pièces éparses d’un puzzle nouveau pouvaient être présentées. Aujourd’hui, le puzzle n’est certes pas complet, mais une logique d’ensemble se dessine de plus en plus clairement.
Définitions et classification :
Le terme d’hypertension gravidique regroupe des entités très disparates. Nous en envisageons successivement les faits cliniques d’observation, puis les classifications qui en sont proposées.
SYMPTÔMES :
Les désordres hypertensifs de la grossesse s’articulent autour de deux symptômes principaux, hypertension et protéinurie. Le troisième symptôme classique, les oedèmes, est aujourd’hui abandonné dans les classifications.
Hypertension :
La définition de l’hypertension au cours de la grossesse n’est pas aussi claire qu’en d’autres circonstances, puisque la pression artérielle (Pa) baisse physiologiquement en début de grossesse. Une Pa diastolique supérieure ou égale à 90 mmHg à au moins deux mesures successives séparées d’au moins 4 heures est le critère habituellement admis. L’ancienne définition fondée sur une augmentation de 30 mmHg ou plus à deux examens successifs n’est plus retenue aujourd’hui. La Pa systolique, bien plus labile chez la femme enceinte, est un critère fragile. Néanmoins, la dernière recommandation du National High Blood Pressure Education Program (NHBPEP), dont un groupe de travail sur l’hypertension artérielle au cours de la grossesse a publié un rapport en 2000, stipule des valeurs de 140 mmHg pour la systolique ou 90 mmHg pour la diastolique. Nous faisons régulièrement référence à cette recommandation dans la mesure où elle fait autorité.
Les mesures de la Pa sont délicates chez la femme enceinte en raison de sa labilité (rappelons que le débit cardiaque est accru de 30 %). Il est essentiel de pratiquer ces mesures sur un sujet aussi détendu que possible, et à distance de l’examen gynécologique. La position la plus usitée est la position assise, après quelques minutes de mise au calme et de conversation. Des débats sans fin concernent le choix de la phase IV ou V de Korotkoff. Cette dernière a actuellement la faveur, mais pas l’unanimité.
Les chiffres tensionnels sont très variables chez un même sujet, pour cette raison les mesures doivent être itératives. Dans cette variabilité intervient le facteur de stress, dont la participation peut être grossièrement estimée en mesurant la fréquence cardiaque. Mais un important facteur de variation est aussi introduit par le rythme nycthéméral, très marqué, mais aussi inversé lors des hypertensions, avec un maximum nocturne.
La mesure ambulatoire de pression artérielle (MAPA) n’est pas reconnue comme critère du diagnostic. Dans quelques cas, elle peut néanmoins aider à reconnaître les hypertensions dites « de la blouse blanche ». Les valeurs de normalité dans la grossesse en sont à peu près établies. Aucune valeur prédictive n’a pu lui être attribuée jusqu’à présent.
Protéinurie :
La protéinurie est, elle aussi, définie très diversement. Dans la pratique obstétricale (surtout outre-Atlantique), sa quantification se limite souvent à un nombre de « croix » à la bandelette, estimation entachée de nombreuses erreurs. Un recueil des 24 heures n’est malheureusement que rarement effectué. La protéinurie est dite « significative » si elle excède 1 g/L sur un échantillon ou 0,3 g sur les urines de 24 heures.
Une telle protéinurie vient se surajouter à l’hypertension dans uelque 10 % des cas. Elle ne la précède pas, mais lui succède pratiquement toujours, constituant le tableau de la prééclampsie. Les quelques exceptions à cette règle révèlent habituellement des néphropathies antérieures méconnues. Cette protéinurie est de type glomérulaire et comporte une albuminurie prédominante.
OEdèmes :
Ce troisième élément de la triade symptomatique caractérisant la prééclampsie n’entre plus dans une définition pathologique aujourd’hui. De fait, des oedèmes surviennent à un moment ou un autre dans 80 % des grossesses normales.
Il n’en reste pas moins que des oedèmes diffus, touchant les membres inférieurs, mais aussi les mains (signe de la bague) et la face, peuvent représenter un signe d’alarme, surtout s’ils sont majeurs et de constitution brutale.
CLASSIFICATION :
L’apparition d’une hypertension au cours d’une grossesse n’a pas une signification univoque. Une première classification rationnelle en a été publiée en 1972 sous l’égide de l’American College of Obstetricians and Gynecologists (ACOG) ; elle a subi par la suite des modifications mineures. Une autre classification a été proposée en 1988 par un comité de la Société internationale pour l’étude de l’hypertension de la grossesse (ISSHP). La dernière en date est celle du NHBPEP dont nous avons déjà évoqué le récent rapport.
C’est celle-ci que nous résumons ici, pour des raisons d’actualité plus que de fiabilité ou de nouveauté. En réalité, toutes tournent autour des mêmes termes et comportent les mêmes faiblesses.
Classification du NHBPEP :
Cette classification sépare les hypertensions de la grossesse en quatre grandes catégories.
– Hypertension chronique : il s’agit d’une hypertension qui est présente avant la grossesse, ou constatée avant la 20e semaine de grossesse. La valeur seuil de définition de l’hypertension est 140/90 mmHg. Toute hypertension constatée durant la grossesse et qui ne disparaît pas en post-partum relève de la même rubrique.
– Prééclampsie-éclampsie : c’est un syndrome spécifique de l’état gravide. Il apparaît le plus souvent après la 20e semaine et associe hypertension et protéinurie, selon les valeurs seuils indiquées plus haut.
Les auteurs reconnaissent qu’aux valeurs seuils, la spécificité de cette définition est médiocre. Le « niveau de certitude du diagnostic » est plus élevé en cas de Pa systolique de 160 mmHg ou plus, Pa diastolique de 110 mmHg ou plus, protéinurie de 2 g/24 h ou plus, créatininémie de 12 mg/L ou plus, thrombopénie, céphalées ou troubles visuels, douleur en barre épigastrique. Ces critères définissent en réalité les formes graves de la prééclampsie, assorties d’un risque particulièrement élevé d’accidents maternels et/ou foetaux.
L’éclampsie consiste en la survenue, chez une femme prééclamptique, de convulsions sans autre cause individualisable.
– Prééclampsie surajoutée : c’est l’apparition d’une protéinurie significative chez une femme atteinte d’une hypertension chronique.
Le pronostic rejoint alors celui de la prééclampsie. Le même diagnostic est admis en cas de majoration brutale d’une hypertension jusqu’alors sans problème, de thrombopénie ou de cytolyse hépatique.
– Hypertension gestationnelle (ou gravidique) : il s’agit d’une hypertension constatée pour la première fois après la 20e semaine.
Puisque la protéinurie peut toujours apparaître secondairement, ce diagnostic n’est définitivement établi qu’en post-partum. Si par ailleurs l’hypertension régresse complètement dans les 12 semaines qui suivent l’accouchement, il s’agit d’une hypertension transitoire de la grossesse.
Nous mentionnons enfin le tableau particulier (non inclus dans cette classification) de la protéinurie sans hypertension, ou au moins la précédant largement. Une protéinurie discrète peut relever de la seule augmentation physiologique de la filtration glomérulaire. Une protéinurie supérieure à 1 g/24 h relève très probablement d’une néphropathie autonome, découverte à l’occasion de la grossesse.
Situation confuse :
Si les définitions données plus haut sont supposées faire autorité, elles ne sauraient satisfaire ni le clinicien ni le chercheur. La littérature fait du reste état de définitions largement divergentes qui rendent les études difficilement comparables entre elles. Qui plus est, diverses sociétés scientifiques nationales ont établi leur propre classification et défini leurs propres critères, ce qui génère une confusion considérable.
Il est vrai que le même vocable désigne des situations dont la gravité peut être très différente. Les classificateurs reconnaissent avoir cherché des définitions « minimalistes » pour éviter les erreurs de diagnostic par défaut, quitte à en faire par excès. Cette attitude suggère des « correctifs ».
Ainsi l’on parle d’hypertension « sévère » si :
– la Pa diastolique est mesurée ne serait-ce qu’une fois à 120 mmHg ou plus ;
– ou si elle est mesurée à 110 mmHg ou plus à au moins deux occasions séparées de plus de 4 heures.
De même, la prééclampsie est séparée en deux formes, « légère » et « sévère ». La distinction est d’importance car si le pronostic de la première n’est pas trop éloigné de celui d’une hypertension gravidique simple, celui de la seconde est d’une extrême gravité et nécessite des mesures thérapeutiques immédiates, doublées du recours à une maternité de niveau 3. Malheureusement, il n’existe pas de critères stricts pour tracer la limite entre ces deux formes, et chacun peut donc se référer à son seul jugement personnel.
Dans ce désordre, le rapport du NHBPEP admet qu’il faudrait une définition réservée à la recherche (ne prenant en compte que les formes majeures de valeur pronostique sans ambiguïté), et une autre réservée à la clinique (admettant des formes moins graves et moins différenciées) !
SYNDROME HELLP (« HEMOLYSIS, ELEVATED LIVER ENZYMES, LOW PLATELET COUNT ») :
Weinstein a décrit, en 1982, un syndrome essentiellement biologique qu’il a nommé HELLP, associant une hémolyse intravasculaire modérée, une élévation des transaminases (le plus souvent modérée, deux à quatre fois la normale), et une thrombopénie s’aggravant progressivement. Les signes cliniques en surviennent dans le troisième trimestre et associent un malaise général (90 %), une douleur en barre épigastrique, ou limitée à l’hypocondre droit (90 %), des nausées et vomissements (50 %). Ce syndrome est associé à un très mauvais pronostic foetal, voire maternel et, en dépit de quelques tentatives thérapeutiques héroïques (immunoglobulines [Ig], échanges plasmatiques…), la plupart des auteurs s’accordent à considérer comme seule issue une terminaison rapide de la grossesse.
Ce syndrome est mentionné ici car il est souvent (mais pas toujours) associé à une hypertension et une protéinurie. Il a ainsi été considéré alternativement, soit comme une complication de la prééclampsie, soit comme une variante symptomatique de celle-ci. Sa pathogénie demeure l’objet de spéculations.
Épidémiologie :
L’incidence de l’hypertension gravidique est estimée entre 10 et 15 % des grossesses. La fréquence en est voisine dans la plupart des pays d’Europe et aux États-Unis, hormis quelques études qui surévaluent cette fréquence du fait d’une définition plus laxiste.
Quelque 10 % de ces femmes (2 à 3 % de la population) ont une prééclampsie (selon la définition ci-dessus). Le pourcentage de prééclampsie, et surtout de prééclampsie grave, est en fait bien plus variable suivant les pays, avec une incidence nettement plus élevée dans les pays en voie de développement. La prééclampsie est assortie d’une mortalité maternelle, variable suivant les pays, entre 0,1 et 5 pour 1 000 cas, voire plus. Cette mortalité est largement concentrée chez les patientes ayant un syndrome HELLP. Même si l’éclampsie (crise convulsive) est devenue un accident rare (0,56‰ naissances), du moins sous nos climats, elle reste une éventualité particulièrement grave. Une mortalité maternelle de 5 % a été rapportée en Australie en cas d’éclampsie.
Les hypertensions gravidiques apparaissent volontiers dès la première grossesse, l’âge de celle-ci n’étant pas fondamentalement différent de celui des grossesses normales. La classique distribution en « double-bosse » (un pic chez les très jeunes femmes de moins de 20 ans, un second pic au-delà de 37-40 ans) n’est plus observée actuellement sous nos climats, mais le reste dans certains pays en voie de développement.
En France, la fréquence de l’hypertension et de la prééclampsie ne diffère pas suivant les groupes ethniques. Des données plus discordantes ont été rapportées aux États-Unis. Les différences entre catégories socioprofessionnelles sont modestes et les catégories dites « défavorisées » ne sont pas plus exposées que d’autres. Dans une étude française, il a été observé une fréquence en excès chez les cadres supérieurs et professions libérales, mais aussi chez les personnels de service, par rapport aux employées de bureau et de commerce, ou aux ouvrières. La fréquence apparaissait plus basse chez les femmes « sans profession ». Ces faits permettent de supposer que le risque d’avoir une hypertension gravidique soit plus élevé chez les femmes qui ont une activité physique ou intellectuelle importante, et/ou une couverture sociale médiocre.
L’obésité est un facteur favorisant retrouvé dans toutes les études.
De même, la fréquence de la prééclampsie est plus basse chez les fumeuses. L’explication de ce dernier fait n’est pas connue.
Tableaux cliniques :
Ils sont de présentation et de gravité diverses. On voit clairement sur ce tableau que l’hypertension, tant qu’elle est isolée, s’accompagne d’une majoration modeste du risque foetal. Il en est de même d’une protéinurie isolée. Ce sont les tableaux associant les valeurs maximales de ces deux paramètres qui comportent un risque foetal majeur. Ce risque foetal va habituellement de pair avec le risque de complications maternelles.
HYPERTENSION SIMPLE :
Une hypertension isolée au cours de la grossesse n’obère donc que modestement le pronostic de celle-ci, avec un risque relatif variant de 1 à 3. Selon les classifications ci-dessus, cette hypertension peut être « gravidique » ou « chronique » ; la différence n’est pas toujours aisée à faire sur l’instant, même si le classique critère des 20 semaines est habituellement utilisé comme repérage. Quelques études assignent un pronostic un peu plus péjoratif aux hypertensions gravidiques, d’autres aux hypertensions chroniques.
Ces hypertensions sont presque toujours asymptomatiques. Il convient cependant de ne pas oublier que ce type de situation n’est pas figé, et qu’à tout moment une protéinurie peut venir compléter le tableau, majorant alors sensiblement le risque.
PRÉÉCLAMPSIE « MODÉRÉE » :
Dès lors qu’une protéinurie significative est associée à l’hypertension, le risque se situe à un niveau nettement plus élevé.
Il demeure modeste lorsque les chiffres tensionnels sont modérément élevés et facilement contrôlables, coexistant habituellement avec une protéinurie de moins de 1 g/24 h. Dans ces cas, une surveillance renforcée, tant foetale que maternelle, est néanmoins nécessaire. Il n’est pas exceptionnel qu’une issue prématurée de la grossesse s’avère indiquée, soit du fait d’un ralentissement ou d’un arrêt de la croissance foetale, soit du fait d’une quelconque menace sur le pronostic maternel.
PRÉÉCLAMPSIE « GRAVE » :
Tout différent est le tableau de la prééclampsie « grave ».
L’hypertension est alors majeure, menaçante, et remarquablement insensible aux traitements antihypertenseurs. La protéinurie est de plusieurs grammes, voire dizaines de grammes par 24 heures, avec un syndrome néphrotique. Il existe habituellement des oedèmes diffus, infiltrant les membres supérieurs et inférieurs, les lombes, la face. La croissance foetale se ralentit puis s’interrompt. Les patientes sont souvent céphalalgiques et photophobiques. C’est dans de tels cas qu’un syndrome HELLP vient souvent compléter le tableau, et la thrombopénie, rapidement progressive, crée une menace majeure à court terme. Dans cette situation, la seule issue est la terminaison de la grossesse, presque toujours par une césarienne. Cette décision est relativement aisée si le terme est suffisamment avancé pour permettre une chance raisonnable de survie du nouveau-né dans des conditions de sécurité acceptables. Dans le cas contraire, on peut être tenté de temporiser pour obtenir un peu plus de maturité foetale, mais cette temporisation ne se fait qu’au prix d’une majoration de l’hypotrophie, et le risque de complications maternelles est alors très élevé. L’extrême gravité de la situation peut parfois justifier une césarienne dite « de sauvetage maternel » sur un enfant non viable.
C’est bien entendu dans de tels cas que les complications maternelles hémodynamiques (oedème pulmonaire…) ou l’insuffisance rénale aiguë apparaissent le plus volontiers ; c’est également dans ces cas que le pronostic vital maternel est le plus sévèrement menacé.
ACCIDENT INAUGURAL :
Dans le cas précédemment décrit, peuvent survenir des accidents maternels ou foetaux, compliquant une situation dont la gravité était déjà patente. Il est d’autres circonstances dans lesquelles une grossesse qui semblait normale (ou si peu pathologique) tourne brusquement au drame lorsque survient un hématome rétroplacentaire (HRP) ou une éclampsie, souvent doublés d’une mort foetale. C’est alors après l’accident que surviennent l’hypertension, la protéinurie, et tout le cortège de complications maternelles qui vont en majorer la gravité. Notons également que près d’un tiers des syndrome HELLP et un quart des éclampsies surviennent dans le post-partum.
COMPLICATIONS :
Nous venons de le voir, le risque encouru est à la fois maternel et foetal. Pour la mère, c’est la possible survenue d’un HRP ou d’une éclampsie. Rappelons qu’ils sont souvent accompagnés d’une coagulopathie de consommation (coagulation intravasculaire disséminée [CIVD]) majeure, surtout en cas de syndrome HELLP, et peuvent être suivis d’une insuffisance rénale aiguë, voire d’une nécrose corticale. C’est dire que pour rares qu’ils soient devenus, ils gardent une signification pronostique très sérieuse, voire dramatique. Ainsi, dans une série de 442 grossesses avec syndrome HELLP, Sibai et al font état d’une CIVD dans 21 % des cas, d’un HRP dans 16 %, d’une insuffisance rénale aiguë dans 7,7 %, d’un oedème pulmonaire dans 6 % ; 55 % des patientes ont nécessité des transfusions et 2 % ont eu une laparotomie en raison d’un syndrome hémorragique. La mortalité maternelle a été de 1,1 %.
Pour le foetus, le risque est celui d’un retard, voire d’un arrêt de la croissance par défaut de perfusion, aboutissant au maximum à la mort in utero. Nous renvoyons le lecteur au traité de gynécologieobstétrique pour une description détaillée de ces complications.
Physiopathologie :
MODÈLES EXPÉRIMENTAUX :
L’hypertension gravidique n’est presque jamais observée spontanément dans le règne animal et il est difficile d’obtenir un modèle expérimental ayant quelques points communs avec la maladie observée dans l’espèce humaine.
Modèles d’hypertension :
Chez les rats génétiquement hypertendus, gestation et parturition ne sont pas affectées par l’hypertension. Celle-ci tend d’ailleurs à s’estomper durant la gestation. La morphologie placentaire et rénale des animaux gestants est normale, de même que le poids des nouveau-nés.
Dans l’ensemble, les études expérimentales consistant à créer une hypertension (essentiellement sténose artérielle rénale, ou perfusion de vasopresseurs) chez l’animal gestant ont montré une poursuite normale de la gestation et l’absence de conséquences de l’hypertension sur la survie ou le poids de naissance des petits. Le débit sanguin utéroplacentaire n’était pas altéré, ou de manière très transitoire. Ces données retirent quelque crédit à l’idée selon laquelle l’élévation des chiffres tensionnels serait la cause d’un dysfonctionnement placentaire ou d’une souffrance foetale. Il faut relever cependant que dans un modèle de sténose artérielle rénale, le débit sanguin utérin s’est avéré très dépendant du niveau de la Pa, et très sensible à une réduction de celle-ci par des produits antihypertenseurs.
Modèles d’ischémie placentaire :
Une ischémie placentaire aiguë peut être aisément produite par la ligature des artères utérines. Cette manoeuvre entraîne une hypertension, une protéinurie et la mort foetale. Hypertension et protéinurie disparaissent aussitôt après la parturition. Abitbol et al ont réalisé un modèle d’ischémie placentaire chronique chez la guenon et chez la lapine, par striction de l’aorte sous-rénale au moyen d’un clamp gonflable dont la pression peut être réglée de l’extérieur. Une réduction de 40 % du débit sanguin entraîne une hypertension artérielle immédiate, et une protéinurie apparaît au cinquième jour. La lésion rénale observée est superposable à la lésion dite « endothéliose » observée dans la maladie humaine. Ce syndrome est réversible si le clamp est relâché après un laps de temps suffisamment court. Enfin, il n’apparaît que chez l’animal en gestation, la même manoeuvre n’ayant aucun effet sur l’animal non gravide.
Inflammation et endotoxines :
Une injection d’endotoxine bactérienne permet de reproduire d’assez près chez l’animal les manifestations d’une prééclampsie. De très faibles doses doivent être injectées, sous peine de choc et d’arrêt de la gestation. Dans ces conditions, on observe chez l’animal gestant une augmentation de la Pa, une protéinurie, une coagulopathie et des dépôts glomérulaires de fibrinogène avec infiltration monocytaire. Il y a simultanément une activation des polynucléaires circulants, et l’ensemble reproduit un modèle complet de réaction inflammatoire. La même manoeuvre est inopérante chez l’animal non gestant.
Transgenèse :
Takimoto et al ont rapporté un modèle fascinant de prééclampsie chez des souris transgéniques pour des composants du système rénine-angiotensine humain. Le croisement d’une femelle porteuse du transgène de l’angiotensinogène avec un mâle porteur du transgène de la rénine (rien ne se produit si c’est l’inverse) aboutit à une hypertension sévère en fin de gestation, avec une protéinurie et perte foetale fréquente. Les lésions histologiques rénales sont comparables à celles décrites dans l’espèce humaine. Enfin, le tout est régressif après la parturition.
CLÉ : TROUBLE DE LA PLACENTATION
Étapes précoces de la placentation : physiologie
La reconnaissance du fait que le primum movens des pathologies hypertensives de la grossesse était une anomalie très précoce de la placentation a stimulé considérablement les recherches sur les mécanismes et les possibles anomalies de celle-ci.
La placentation dite « hémochoriale » telle qu’elle a lieu dans l’espèce humaine requiert une connexion entre le placenta naissant et les vaisseaux maternels. Ces derniers doivent par ailleurs acquérir un calibre suffisant pour assurer le débit sanguin nécessaire à des échanges de bonne qualité. Cette connexion s’opère par une invasion des structures maternelles par le trophoblaste, qui se comporte un peu comme une tumeur invasive. L’une des particularités de ce phénomène est qu’il est normalement autolimité, ce qui suppose de puissants facteurs de régulation. Les principales exceptions à cette autolimitation sont les môles hydatiformes et le choriocarcinome.
La môle résultant d’une diploïdie pour le génome paternel induit une prééclampsie et une invasion trophoblastique agressive, de type néoplasique.
Quelques jours à peine après la fécondation, le cytotrophoblaste villeux se différencie en périphérie du blastocyste en syncytiotrophoblaste aux propriétés très invasives, qui permet la pénétration et l’ancrage du blastocyste dans l’endomètre. Puis le cytotrophoblaste extravilleux colonise la masse syncytiale et envahit la decidua jusqu’aux artères spiralées. C’est la première phase, interstitielle, d’invasion trophoblastique. La seconde phase, plus tardive, est l’invasion endovasculaire des artères spiralées du myomètre, qui va remonter jusqu’au tiers environ de celui-ci. Durant cette phase, les cellules trophoblastiques subissent une profonde transformation leur conférant un phénotype de type endothélial.
Cette invasion est une condition indispensable à l’établissement d’une circulation maternofoetale convenable.
L’invasion se fait grâce à des enzymes protéolytiques, principalement des métalloprotéases. Sa progression est initiée et contrôlée par divers facteurs de croissance et cytokines. Dans tous ces phénomènes, la tension en oxygène ainsi que la production de NO semblent jouer un rôle majeur, ainsi peut-être que des facteurs hémodynamiques directs.
La decidua est infiltrée par de nombreuses cellules. Si les lymphocytes B et T y sont relativement rares, les monocytes/macrophages et les cellules natural killer (NK) y sont d’une particulière abondance. Le trophoblaste extravilleux (et lui seul) exprime une combinaison particulière de molécules du human leukocyte antigen (HLA) de classe I, HLA C, E et G (le HLA G est totalement spécifique du trophoblaste). Les cellules NK qui infiltrent la decidua sont en contact étroit avec le trophoblaste invasif et contiennent des récepteurs qui reconnaissent ces antigènes HLA I.
Cette interaction pourrait être un élément clé de la régulation de l’invasion, par une modulation de l’effet cytolytique des cellules NK. Le HLA G signale la présence du placenta et protège le trophoblaste en inhibant l’effet lytique des NK. Contrairement à l’immunité dite adaptative des cellules T et B, qui reconnaissent le self du non-self, cette immunité « native » reconnaît le missing self puisque les cellules NK ne sont cytotoxiques qu’en l’absence du HLA G.
Il est aussi à remarquer que ce phénomène doit prendre en compte des composants paternels dont l’agression doit être évitée pour empêcher le rejet de l’allogreffe foetale. Ce pourrait être le rôle dévolu au HLA C.
De leur côté, les monocytes favorisent une apoptose du trophoblaste, via le tumor necrosis factor (TNF) a. Celle-ci est certainement un autre élément régulateur essentiel.
Toujours est-il que les artères spiralées du myomètre sont colonisées vers 15 semaines par du trophoblaste qui remplace l’endothélium (acquisition des cadhérines spécifiques) et détruit les structures musculaires. Ces artères sont donc transformées en chenaux dont le diamètre est multiplié par 4 à 6, et qui n’ont plus de fonction résistive mais seulement conductive. Cette « transformation » des artères spiralées est manifestement une condition indispensable à une irrigation suffisante du placenta et du foetus.
Anomalie de l’invasion trophoblastique :
L’existence d’une anomalie de cette invasion trophoblastique a été une étape majeure dans la compréhension physiopathologique de la prééclampsie. Il a été montré dès les années 1970 sur des biopsies de lit placentaire que l’invasion trophoblastique est défectueuse lorsqu’une prééclampsie doit survenir dans le troisième trimestre, ou lors de retards de croissance foetaux isolés. Cette anomalie consiste, soit en une absence de transformation des artères spiralées, soit en une transformation incomplète sur une longueur insuffisante.
Cette anomalie de placentation précède donc de plusieurs mois les premières manifestations d’hypertension ou de protéinurie, mais tout porte à croire que dès ce moment, la partie est jouée. La vascularisation du placenta étant insuffisante, l’ischémie se développe progressivement, et c’est seulement à partir d’un seuil critique d’ischémie, atteint bien plus tardivement, qu’apparaît l’hypertension.
Inflammation :
De nombreux arguments suggèrent qu’une réaction inflammatoire modérée, impliquant le placenta mais aussi d’autres structures vasculaires de l’organisme maternel, serait présente dans la grossesse normale. Cette réaction apparaît considérablement majorée, et plus diffuse encore, dans la prééclampsie. Cette dernière représenterait en quelque sorte une « décompensation » de cette réaction inflammatoire due, soit à un stimulus immunologique trop intense, soit à une réaction maternelle exagérée. Ce processus inflammatoire serait étroitement lié à l’infiltration cellulaire déjà évoquée dans le placenta, et les anomalies qui concourent à l’insuffisance de l’invasion trophoblastique en seraient un stimulus puissant. On admet, sans preuve bien solide, que le facteur déclenchant de cette réaction inflammatoire serait immunologique.
Libération de cellules trophoblastiques :
Le placenta, à la fois ischémique et inflammatoire, libère dans la circulation maternelle une quantité très accrue de cellules trophoblastiques nécrosées, éventuellement dégradées et limitées à des vésicules ; ce fait est bien acquis. In vitro, ces vésicules sont capables d’inhiber puissamment la prolifération de cellules endothéliales et même de rompre la couche cellulaire de la culture. L’hypothèse a donc été émise que ces cellules ou vésicules libérées en large excès par un placenta ischémique et en apoptose provoqueraient des ruptures endothéliales, majorées encore par l’activation des monocytes (et des polynucléaires, via le TNF a), déclenchant la cascade classique de vasoconstriction, activation de l’hémostase, etc.
Peroxydation lipidique et radicaux libres :
Dans ce phénomène de souffrance endothéliale, un rôle important a été attribué au stress oxydatif, dont les manifestations apparaissent aussi bien à l’échelon placentaire que systémique. Le taux circulant des acides gras libres est très précocement augmenté avant une prééclampsie, et l’incorporation de ces acides gras dans les cellules endothéliales est accrue. Le sérum de ces patientes a une activité lipolytique élevée. Des anomalies lipidiques maternelles pourraient potentialiser la génération de radicaux libres.
FACTEURS ÉTIOLOGIQUES DE L’INSUFFISANCE PLACENTAIRE :
Son mécanisme a peu de chances d’être univoque. Il est au contraire hautement probable que ce soit à cette étape que s’expriment la diversité et l’hétérogénéité de la maladie « hypertension gravidique ». Les hypothèses envisagées ci-dessous ne sont donc pas exclusives les unes des autres, et d’autres hypothèses encore seront sans doute formulées dans les années à venir.
Hypothèse mécanique :
Dans cette hypothèse, la plus ancienne et la plus simple de toutes, l’ischémie placentaire résulterait de la compression mécanique de l’aorte et/ou des artères utérines par l’utérus. Le rôle favorisant bien connu de la gémellarité et de l’hydramnios serait ainsi facilement expliqué. La preuve artériographique directe d’une réduction importante du calibre de l’aorte sous-rénale pendant la grossesse a d’ailleurs été apportée dans quelques cas anecdotiques.
Pathologie vasculaire préexistante :
Nombre de patientes atteintes d’hypertension gravidique sont en fait porteuses de lourds facteurs de risques vasculaires, au plan génétique et/ou métabolique. Ces patientes ont toutes les raisons d’avoir des altérations vasculaires préalables à la grossesse. De fait, des lésions vasculaires rénales, parfois impressionnantes, ont été trouvées histologiquement, alors même que les patientes étaient normotendues. On peut aisément concevoir que de telles lésions vasculaires, probablement ubiquitaires, soient un obstacle majeur à une placentation normale. Dans ce cas, la répétition des accidents au fil des grossesses successives se comprendrait sans peine.
Pathologie thrombophilique préexistante :
Dekker et al ont rapporté une fréquence très accrue de pathologies thrombophiliques chez des jeunes femmes atteintes de prééclampsie précoce et sévère. Ces anomalies étaient principalement un anticoagulant circulant ou antiphospholipide, un déficit en protéine C ou S, une résistance à la protéine C activée (dite mutation Leiden du facteur V), ou une hyperhomocystéinémie.
Une mutation du gène codant la prothrombine (facteur II) a été plus tard ajoutée à la liste. Ces données ont été assez largement recoupées par divers auteurs, et certains admettent que plus de 50 % des femmes ayant présenté une prééclampsie sévère seraient porteuses d’au moins une de ces anomalies.
S’il paraît probable que ces anomalies peuvent être impliquées dans la genèse d’une prééclampsie, au moins au titre de facteur aggravant, il faut néanmoins se souvenir que la distribution géographique de ces mutations est très variable, et n’est en rien parallèle à celle de la prééclampsie.
Facteurs immunologiques :
Le foetus, dont le capital génétique est pour moitié d’origine paternelle, représente l’équivalent d’une greffe semi-allogénique, dont la survie requiert un état de tolérance immunitaire maternelle.
Au cours de la grossesse, il existe une reconnaissance par la mère d’antigènes paternels et une immunisation contre ces antigènes.
Ainsi, 20 % des primipares et 50 % des multipares ont des anticorps circulants dirigés contre des composants du HLA paternel. Un système de facilitation humorale a ainsi été mis en évidence et largement étudié dans les années 1970. Ce mécanisme a été trouvé totalement absent dans les cas d’avortements itératifs et fortement diminué dans la prééclampsie.
Un second facteur de tolérance serait l’induction de cellules T suppressives. Un rôle supplémentaire pourrait être joué par le passage de lymphocytes foetaux (probablement T suppresseurs) dans la circulation maternelle. Enfin, nous avons évoqué plus haut l’importance accordée actuellement aux cellules NK et à leur interaction avec les antigènes HLA I portés par le trophoblaste. Le HLA G, peu polymorphe et spécifique du placenta, signalerait la présence de celui-ci et inhiberait la cytotoxicité. Le HLA C traduirait surtout un signal allogénique d’origine paternelle, et le E déclencherait l’effet inhibiteur des cellules NK. En définitive, la cytotoxicité dépendrait de la balance et de l’interaction entre ces trois éléments.
Le défaut d’invasion trophoblastique, et donc la prééclampsie, pourrait être lié à une agression immune du placenta. Dans les années 1970, a été largement développée l’idée d’une absence de facilitation immunologique humorale en cas de degré élevé d’histocompatibilité entre père et mère. Ce fait expliquerait pour une part la constatation que l’hypertension gravidique apparaissant pour la première fois chez une multipare est souvent associée à un changement de partenaire, et également que des transfusions préalables se soient montrées douées d’un effet protecteur vis-à-vis de l’hypertension gravidique. Même si cette idée est passée de mode aujourd’hui, des publications viennent périodiquement rappeler que les faits constatés il y a 20 ou 30 ans sont toujours exacts.
Le processus d’immunisation antipaternelle est probablement un peu plus subtil que ce qui était imaginé à l’époque, mais sa présence et son importance demeurent. Le degré et le mode d’exposition au sperme semblent y jouer le rôle prédominant. Robillard et al ont montré que le risque de prééclampsie est plus élevé en cas de conception précoce dans un couple récent qu’en cas de conception plus tardive dans un couple établi depuis plus longtemps, phénomène qualifié peu poétiquement de « durée de la cohabitation sexuelle ». De même, en cas d’insémination artificielle, le risque de prééclampsie est plus élevé si le sperme provient d’un donneur étranger plutôt que du conjoint. La pratique de la fellation, selon plusieurs auteurs, serait associée à une meilleure protection contre la prééclampsie que les seuls rapports sexuels par voie vaginale.
Selon certains auteurs également, l’usage d’une contraceptionbarrière telle que des préservatifs serait associé à une incidence accrue de prééclampsie.
Aspects génétiques :
Une certaine agrégation familiale des cas de prééclampsie est classiquement admise. Chez certaines patientes ayant eu une éclampsie, on retrouve des soeurs, la mère, ou une grand-mère ayant eu le même accident. Une analyse soigneuse de ces familles avait naguère permis d’estimer qu’il s’agirait d’une transmission monogénique. De nos jours, l’éclampsie se fait rare. La maladie « hypertension gravidique » est bien plus hétérogène qu’on ne le pensait à l’époque, et les données des études génétiques apparaissent moins claires. Tout laisse penser au contraire que divers gènes impliqués dans la régulation de la Pa, la régulation du volume plasmatique, le remodelage vasculaire, et divers facteurs plus spécifiquement placentaires, interviennent à des titres divers comme « gènes de susceptibilité » de la prééclampsie.
Les études de cohorte suggèrent bien une transmission génétique de la prééclampsie. Ainsi, Cincotta et Brennecke ont étudié 368 jeunes primipares. Dix-huit d’entre elles avaient leur mère ou une soeur (ou les deux) ayant eu une prééclampsie. Parmi ces 18 femmes, cinq (27,8 %) ont eu une prééclampsie, contre 29 (8,3 %) de celles qui n’avaient pas d’antécédents familiaux, ce qui correspond à un risque relatif de 3,4 (intervalle de confiance [IC] 95 % : 1,5-7,6). Ce risque est encore plus élevé pour la prééclampsie « grave ». Arngrimsson et al ont étudié 94 familles islandaises (population très homogène) sur quatre générations dans la descendance de femmes ayant eu une prééclampsie grave ou une éclampsie dans les années 1931 à 1947.
La fréquence de la prééclampsie a été plus élevée (23 %) chez les filles que chez les belles-filles (10 %) des patientes atteintes. La prédisposition était transmise aussi bien par les hommes que par les femmes.
Néanmoins, dans une étude de 99 couples de jumelles monozygotes, dix ont développé une prééclampsie et tel n’a été le cas pour aucune de leurs jumelles. Sur une série plus étendue, les mêmes auteurs ont estimé la transmission génétique de la prééclampsie à 0 % et celle de l’hypertension gravidique à 25 %. Des résultats contradictoires ont cependant été rapportés.
Peu nombreux sont les gènes-candidats plausibles. Une association entre la prééclampsie et le variant M235T du gène de l’angiotensinogène a été rapportée, mais n’a pas été retrouvée par tous les auteurs. Néanmoins, cette mutation semble associée à une moindre dilatation des artères spiralées, ce qui établirait un lien entre une anomalie génétique et le défaut d’invasion trophoblastique. Nous avons évoqué les anomalies thrombophiliques volontiers associées à la prééclampsie.
La mutation Leiden du facteur V a été la plus étudiée et les résultats ont été quelque peu discordants. Nous noterons par ailleurs que cette mutation, assez fréquente en Europe, est virtuellement absente dans d’autres contrées (Japon) où l’incidence de la prééclampsie n’est pas plus basse.
Les études génomiques ont permis des suggestions assez diverses.
La plus consistante porte sur la région du chromosome 7q36, codant la eNOS. Un tel gène de susceptibilité serait physiologiquement très pertinent.
Aux confins entre immunologie et génétique : le père
La prééclampsie n’est pas simplement le problème d’un individu, c’est aussi celui d’un couple. Le père peut intervenir dans la genèse de cette pathologie de deux manières : un « conflit » immunologique entre père et mère, ou la transmission paternelle d’un gène (ou autre facteur) responsable du dysfonctionnement placentaire.
Lie et al, s’appuyant sur un registre des naissances norvégien de 1,7 million d’entrées, ont étudié les grossesses suivant une grossesse préeclamptique selon les individus impliqués. Lorsqu’une grossesse a été prééclamptique dans un couple, une nouvelle procréation entre le même père et une femme différente double pratiquement le risque de prééclampsie pour cette dernière. Le risque de prééclampsie est également accru dans les mêmes proportions chez la demi-soeur d’une femme ayant eu elle-même une prééclampsie, si les deux femmes sont de même père et de mère différente.
D’autres publications montrent qu’un homme issu d’une grossesse prééclamptique majore le risque de prééclampsie pour son épouse.
Dizon-Townson et al ont trouvé une fréquence élevée de mutation Leiden en cas de fausses couches itératives avec nécrose placentaire.
La mutation était présente plus souvent dans l’acide désoxyribonucléique (ADN) foetal que dans l’ADN maternel, indiquant clairement que dans certains cas, le gène était d’origine paternelle.
CONSÉQUENCES DE L’INSUFFISANCE PLACENTAIRE :
Laissant de côté les conséquences foetales de l’insuffisance placentaire, nous nous limitons à l’étude des mécanismes par lesquels l’insuffisance placentaire est responsable d’une hypertension, d’une maladie rénale à la fois anatomique et fonctionnelle, et d’une CIVD.
Dysfonction endothéliale :
La réduction de la perfusion placentaire consécutive à une implantation défectueuse est suivie d’une cascade d’anomalies qui témoignent d’une altération des fonctions endothéliales :
– une augmentation de la sensibilité aux hormones pressives : celle-ci est connue de très longue date, manifestée entre autres par la perte de « l’état réfractaire » à l’angiotensine, qui caractérise la grossesse normale ;
– une activation de l’hémostase : la fréquence et l’étendue des dépôts de fibrine dans le placenta et dans de nombreux organes ont fait suspecter très précocement le rôle de troubles de l’hémostase dans les manifestations de l’hypertension gravidique. La prééclampsie a ainsi été assimilée à un état de CIVD, et c’est cette dernière qui expliquerait les manifestations polyviscérales observées, en particulier au niveau du rein, du foie (syndrome HELLP), c’est elle également qui expliquerait l’éclampsie. En fait, à la lumière de travaux plus récents, une véritable CIVD semble rare, si tant est qu’elle existe, dans la prééclampsie. En revanche, une activation plaquettaire précoce est certaine. Une telle stimulation est compatible avec une altération endothéliale précoce. Elle pourrait entraîner une activation secondaire de la coagulation et de la fibrinolyse ;
– une production de prostacycline diminuée : il existe, très tôt également, un déséquilibre de la production des eicosanoïdes. Au cours d’une grossesse normale, les productions de prostacycline et de thromboxane A2 sont toutes deux vivement stimulées, avec cependant un rapport très en faveur de la prostacycline. Cette stimulation est mise en évidence par une augmentation considérable du taux de leurs métabolites, aussi bien dans le sérum que dans l’urine. Cela suggère que leur stimulation est un phénomène global dans l’organisme. De fait, la production de prostacycline est accrue dans tous les territoires de la circulation, la production rénale est également accrue et l’unité utéroplacentaire en synthétise d’abondantes quantités. Le mécanisme de cette stimulation est actuellement inconnu et s’intègre dans une interrégulation complexe de tous les systèmes hormonaux à activité vasomotrice directe ou indirecte. Toujours est-il que la production accrue de prostacycline joue manifestement un rôle primordial dans la vasodilatation systémique et rénale qui caractérise l’hémodynamique de la femme enceinte. Elle contre-balance largement l’effet vasoconstricteur et procoagulant qui est celui du thromboxane.
Lors des grossesses avec hypertension, la stimulation du thromboxane est sensiblement identique à celle observée dans les grossesses normales, alors que la prostacycline est peu ou pas stimulée. Le rapport est donc alors en faveur du thromboxane, c’est-à-dire de l’élément vasoconstricteur et procoagulant. Cette anomalie témoigne probablement d’un trouble fonctionnel des endothéliums, qui sont les principaux responsables de la production de prostacycline ;
– l’apparition de marqueurs biochimiques : des arguments supplémentaires en faveur de cette hypothèse sont apportés par l’élévation du taux circulant de fibronectine et de facteur VIII, marqueurs de lésion endothéliale ;
– un activateur endothélial ? Certains auteurs ont mis en évidence dans le plasma des patientes prééclamptiques une substance capable d’induire une forte production de platelet derived growth factor (PDGF) dans des cellules endothéliales en culture, témoignant d’une intense activation de ces cellules.
Hypertension :
C’est dans ce contexte de dysfonction endothéliale qu’il convient d’intégrer la vasoconstriction systémique et l’hypertension qui en résulte.
L’hypertension est principalement due à la perte de la vasodilatation caractéristique de la grossesse normale et à l’apparition, au contraire, d’une vasoconstriction. Normalement, la grossesse est caractérisée par un état réfractaire aux hormones pressives et singulièrement l’angiotensine II ; cette situation disparaît avant l’émergence d’une prééclampsie. Un test à l’angiotensine a même été utilisé en prédiction de la prééclampsie.
Le mécanisme de la vasoconstriction reste débattu. Le déséquilibre entre prostacycline et thromboxane y joue certainement un rôle important. Il est possible également que le potentiel vasoconstricteur d’autres substances (angiotensine, endothéline) soit amplifié par une baisse d’activité de la NO synthase. Les cellules endothéliales elles-mêmes peuvent être altérées par l’action de cytokines proinflammatoires (TNF a) et par un stress oxydatif accru.
Les études hémodynamiques ont été peu nombreuses et leurs résultats sont contradictoires. La grossesse normale est accompagnée d’une augmentation de quelque 30 % du débit cardiaque. En dépit de celle-ci, la vasodilatation est telle que la Pa baisse physiologiquement.
Le débit cardiaque reste généralement élevé dans les hypertensions bénignes, mais s’abaisse dans la prééclampsie sévère.
Le volume plasmatique (normalement accru de près de 50 %) est très abaissé dans les formes sévères, voire effondré dans les formes dites « toxémie gravidique » avec protéinurie importante et retard de croissance foetale. Cette contraction volémique est en corrélation directe avec le poids de naissance de l’enfant. Elle pourrait résulter, soit de la vasoconstriction elle-même, soit d’un trouble plus subtil de l’excrétion sodée.
D’autres facteurs encore pourraient jouer un rôle dans la genèse ou l’entretien de l’hypertension, le système nerveux sympathique, le facteur atrial natriurétique, des facteurs calciotropiques, le métabolisme du magnésium.
Néphropathie :
Données fonctionnelles :
· Fonction rénale :
L’évolution de la fonction rénale au cours de la grossesse normale a fait l’objet de nombreuses revues dont nous retiendrons essentiellement celles de Davison et d’Atherton. Il existe normalement un accroissement d’environ 50 % du flux plasmatique rénal. La filtration glomérulaire évolue d’une manière sensiblement parallèle, conduisant à une clairance de la créatinine de l’ordre de 180 mL/min. Ces deux paramètres sont généralement diminués dans l’hypertension gravidique. La diminution est le plus souvent de l’ordre de 25 %, c’est-à-dire que les valeurs observées sont encore au-dessus de celles considérées comme normales avant la grossesse.
Dans les formes les plus sévères, la filtration glomérulaire peut cependant être beaucoup plus basse, et l’insuffisance rénale aiguë est une complication heureusement rare, mais habituellement d’une extrême gravité, de la prééclampsie sévère ou du syndrome HELLP.
· Bilan du sodium :
Comme mentionné plus haut, une rétention de 900 à 1 000 mEq de sodium se produit au fil de la grossesse. Elle est nécessaire à l’expansion volémique. Elle s’opère en dépit de l’augmentation de filtration glomérulaire, ce qui suppose un ajustement majeur de la réabsorption sodée. L’expansion volémique est défectueuse, voire absente, dans les formes graves de l’hypertension gravidique. Cette anomalie est parfois, mais pas toujours, associée à un volume extracellulaire globalement abaissé. Un trouble de la perméabilité vasculaire peut intervenir, contribuant à la formation des oedèmes.
· Excrétion rénale de l’acide urique :
Au cours de la grossesse normale, l’uricémie s’abaisse de 30 % en moyenne, alors que s’élèvent aussi bien la clairance et l’excrétion fractionnelle de l’acide urique. Une hyperuricémie est associée aux formes graves de l’hypertension gravidique. Elle est proportionnelle à la sévérité de l’atteinte anatomique rénale et représente un index réputé du pronostic foetal. De fait, il existe une corrélation négative entre les variations de l’uricémie et celles du volume plasmatique, suggérant que la baisse de la clairance de l’acide urique reflète la réponse physiologique du rein à l’hypovolémie.
Données anatomiques :
Les lésions constatées peuvent être regroupées sous trois rubriques.
· Endothéliose glomérulaire :
C’est la lésion la plus anciennement décrite. Elle a été considérée par la plupart des auteurs comme spécifique de la « prééclampsie ».
Elle est composée d’un gonflement des cellules endothéliales glomérulaires, d’un épaississement irrégulier des membranes basales et d’une fusion des pédicelles épithéliales. Des dépôts sousendothéliaux de fibrinogène peuvent être observés. Quelques auteurs ont mis en évidence par l’immunofluorescence des dépôts d’IgG ou IgM. La caractéristique essentielle de l’endothéliose glomérulaire est son entière réversibilité en quelques semaines après l’accouchement. Tout au plus peut-elle laisser quelques infimes irrégularités pariétales ou un discret épaississement du mésangium, dont la signification pathologique est douteuse.
· Lésions vasculaires :
Elles sont probablement moins fréquentes, mais il est certain qu’elles ont été largement sous-estimées dans le passé. Il peut s’agir, soit d’une endartérite fibroélastique, parfois sévère, touchant les artères corticales de moyen calibre, soit de dépôts hyalins, éventuellement occlusifs, dans la paroi des artérioles. Dans l’ensemble, ces lésions sont très similaires à celles observées après plusieurs années d’hypertension artérielle permanente. Elles sont souvent en contraste frappant avec la normotension des patientes, et la brève période hypertensive qui a marqué la fin de la grossesse. Dans notre expérience, ces lésions sont très souvent annonciatrices d’une hypertension permanente à terme d’environ 5 ans.
· Néphropathies indépendantes de la grossesse :
Diverses néphropathies, surtout glomérulaires, peuvent être découvertes à l’occasion d’une hypertension gravidique : hyalinose segmentaire et focale, maladie de Berger, glomérulonéphrite membranoproliférative, etc. Ces lésions sont manifestement indépendantes de la grossesse, l’ont probablement précédée, et en tout cas lui survivent. Certaines observations indiquent néanmoins que des lésions d’hyalinose segmentaire et focale peuvent se constituer durant la prééclampsie elle-même. En dehors de ce cas très particulier, les néphropathies préexistantes peuvent être révélées par une protéinurie de découverte précoce dans la grossesse, souvent sans hypertension. Elles sont alors facilement suspectées.
Dans nombre de cas en revanche, le tableau clinique réalisé est celui d’une hypertension avec protéinurie n’apparaissant que dans le troisième trimestre. La persistance de la protéinurie plusieurs mois après l’accouchement peut être alors le seul symptôme évocateur, encore peut-il manquer. On comprend que le diagnostic reste souvent méconnu dans ces cas, si l’indication d’une biopsie rénale n’a pas été posée.
Hémostase :
Une thrombopénie est de loin l’anomalie hématologique la plus fréquente dans les hypertensions de la grossesse. Elle est modeste dans la plupart des cas ; néanmoins, la baisse du compte des plaquettes au-dessous (parfois très au-dessous) de 100 000/mm3 est la marque des formes graves, nécessitant en général une intervention rapide. Elle peut s’accompagner de l’apparition de produits de dégradation de la fibrine, voire de tous les stigmates d’une CIVD.
La coexistence d’une antithrombine III diminuée et d’une fibronectine augmentée suggère qu’une souffrance endothéliale y est associée.
Foie :
Des anomalies histologiques du foie (hémorragies périportales, lésions ischémiques et dépôts de fibrine) ont été rapportées sur des séries autopsiques bien avant la description du syndrome HELLP.
Les anomalies hépatiques vont de la cytolyse modérée à un hématome sous-capsulaire, voire une rupture hépatique, dont point n’est besoin de souligner la gravité.
Cerveau :
L’éclampsie (phase convulsive de la prééclampsie) reste une complication majeure. Elle est le plus souvent attribuée à une ischémie focale par dépôts de fibrine et/ou vasoconstriction. Le classique oedème cérébral ou l’encéphalopathie hypertensive sont des mécanismes bien plus improbables, d’autant que nombre d’éclampsies apparaissent avec une hypertension bien modeste, voire sans hypertension. Divers aspects ont été décrits depuis l’usage du scanner ou de l’imagerie par résonance magnétique (IRM). La localisation souvent postérieure de ces lésions expliquerait la fréquence des troubles visuels précurseurs.
Surveillance d’une femme enceinte hypertendue :
Si le pronostic foetal des hypertensions de la grossesse n’a cessé de s’améliorer depuis une vingtaine d’années, la précision de la surveillance en est certainement un facteur primordial. Le but de cette surveillance est d’obtenir une prédiction, aussi à distance possible, du risque de complications, avant tout élément clinique.
Ainsi, les décisions thérapeutiques peuvent être prises dans des conditions optimales.
SURVEILLANCE CLINIQUE MATERNELLE :
Une surveillance clinique accrue est nécessaire chez ces patientes en raison, d’une part du risque de complications maternelles, d’autre part des décisions thérapeutiques qui peuvent en découler. L’idée d’une surveillance pluridisciplinaire, associant (ou alternant) gynécologue-obstétricien et médecin spécialisé, s’est peu à peu imposée dans tous les centres préoccupés par cette pathologie.
Compte tenu de la fréquence des hypertensions gravidiques et de leur gravité très inégale, s’est également imposée l’idée d’une hiérarchisation des soins, conduisant la patiente, en fonction du degré de risque estimé, vers des centres de plus en plus équipés et spécialisés.
Nous ne nous étendrons pas ici sur la surveillance de la Pa et des divers paramètres cardiovasculaires. Nous nous focalisons sur les éléments du pronostic de la grossesse, dont la valeur est décisionnelle.
SIGNES FOETAUX :
Les symptômes d’une souffrance foetale chronique sont d’une importance primordiale dans la surveillance d’une hypertension gravidique. Il est bien évident qu’une stagnation de la hauteur utérine ou un ralentissement de la croissance foetale lors des contrôles échographiques sont lourds de conséquences, aussi bien diagnostiques que thérapeutiques.
VÉLOCIMÉTRIE DOPPLER :
L’apparition de la surveillance par doppler chez les femmes enceintes a représenté un progrès majeur. L’exploration au niveau de l’artère ombilicale permet d’apprécier la vélocité sanguine dans le compartiment foetal. Celle-ci reflète assez bien le « bien-être foetal ». Son altération est toujours associée à un retard de croissance foetale et annonce bien souvent un accident sévère. L’exploration des artères utérines donne des renseignements sur le versant maternel de la circulation. Son altération est habituellement le témoin d’un état vasculaire maternel déficient. Une telle situation serait associée à un risque accru d’HRP. Enfin l’exploration des territoires vasculaires cérébraux du foetus met en évidence les réflexes autorégulateurs de défense. Son altération témoigne d’une souffrance foetale aiguë et souvent d’une complication imminente.
Aussi, ce dernier examen représente-t-il souvent un élément décisionnel pour l’obstétricien.
SIGNES BIOLOGIQUES :
La protéinurie demeure le principal stigmate biologique à traquer.
Cette surveillance se fait en routine par des bandelettes réactives, mais une quantification en laboratoire devient indispensable dès que la recherche est positive.
Une surveillance de l’hémostase, pour le moins du compte des plaquettes, est habituellement effectuée. Une thrombopénie est toujours un élément de pronostic péjoratif, et peut conduire à des décisions thérapeutiques urgentes.
Une surveillance régulière des transaminases permet de dépister précocement l’apparition d’un syndrome HELLP.
La créatinine doit être périodiquement vérifiée, surtout si une protéinurie est apparue.
La mesure du volume plasmatique dans la prédiction de l’hypotrophie foetale a été supplantée par le doppler et n’est plus guère utilisée de nos jours. Un simple hématocrite en donne une estimation grossière. Un hématocrite supérieur à 38 % témoigne régulièrement d’une hémoconcentration avec hypovolémie. Cette situation peut néanmoins être masquée par une anémie d’autre cause.
L’uricémie a été longtemps un autre grand marqueur du risque de complications à court terme. Pour la plupart des auteurs, la valeur de 350 μmol/L représente un seuil critique au-delà duquel le risque de mort in utero augmente de façon presque linéaire, approchant 100 % à partir de 600 μmol/L. En cas de doute sur les valeurs antérieures, c’est essentiellement le gradient d’uricémie au fil des dosages successifs qui doit être pris en considération. En fait, si l’uricémie est un marqueur de forte spécificité, sa sensibilité est faible et donc la valeur qui lui est attribuée a beaucoup diminué. Là encore, les données de l’examen doppler apportent des renseignements plus sensibles et fiables.
Traitement :
La thérapeutique de l’hypertension gravidique n’est pas le point le moins débattu et c’est assurément le plus décevant. Le problème le plus controversé est celui de l’opportunité et des modalités d’un traitement antihypertenseur.
MESURES GÉNÉRALES :
Le repos physique et psychique est l’une des rares mesures dont l’utilité ne fasse aucun doute. Le repos au lit, de préférence en décubitus latéral gauche, abaisse les chiffres tensionnels, est souvent associé à une décroissance de l’uricémie et semble bénéfique à la croissance foetale. L’explication donnée en est le dégagement de l’aorte et de la veine cave inférieure, qui augmenterait le débit sanguin utérin et le débit cardiaque. Ce mode thérapeutique est évidemment tributaire des possibilités matérielles de la patiente (conditions de logement, présence d’autres enfants…).
TRAITEMENT MÉDICAL DE L’HYPERTENSION ARTÉRIELLE :
Si l’on se réfère à ce qui a été dit plus haut du rôle initiateur de l’ischémie placentaire, dont l’hypertension ne serait qu’une conséquence, il n’est pas évident que le traitement antihypertenseur soit bénéfique ni au placenta, ni à la croissance foetale. On peut, au contraire, soupçonner qu’un abaissement de la pression au sein d’un circuit résistif conduise à une baisse du débit, ce qui serait le contraire du but recherché.
Données animales :
Expérimentalement, divers médicaments antihypertenseurs ont été utilisés par Brinkman et Assali chez l’animal hypertendu gravide.
Une réduction abrupte de la Pa, telle qu’elle est obtenue avec une injection de diazoxide, est accompagnée d’une chute impressionnante du débit sanguin utérin. Il en est de même après l’injection intraveineuse de furosémide. En revanche, l’abaissement progressif de la Pa par de la méthyldopa n’altère que peu le débit utérin. Si cet abaissement de pression est accompagné d’une augmentation du débit cardiaque, comme c’est le cas avec l’hydralazine, le débit utérin est totalement respecté, voire un peu amélioré.
Hypertension artérielle chronique ou hypertension artérielle gravidique modérée :
Il s’agit de situations dans lesquelles le pronostic obstétrical est le plus souvent favorable. Le traitement antihypertenseur dans ces situations n’apporte aucun bénéfice.
Une méta-analyse de ces études a été réalisée par Magee et al.
Elle montre que dans l’ensemble, le traitement a quelques effets positifs chez la mère : moins d’hypertensions dépassant 160/100, et moins d’hospitalisations. En revanche, il n’a aucun effet sur le pronostic de la grossesse et sur le pronostic foetal en particulier. Au contraire, il y a une tendance à une plus forte incidence de l’hypotrophie foetale sous traitement. Von Dadelszen et al ont précisé dans une autre méta-analyse qu’il existe une corrélation significative entre la baisse de Pa et le pourcentage d’enfants hypotrophes. Ce fait avait déjà été constaté dans quelques études individuelles où le traitement en cause était un bêtabloquant. Magee et al ont confirmé le fait en reprenant spécifiquement ces études.
L’effet des variations de pression sous bêtabloquant a été occasionnellement documenté à court terme par le doppler ombilical. Enfin, la comparaison entre différentes classes d’antihypertenseurs n’a montré aucun avantage décisif d’une classe par rapport à une autre.
Il est à noter une étude, restée isolée, indiquant que l’usage d’un bêtabloquant chez des patientes à débit cardiaque très élevé pourrait avoir un effet bénéfique et même prévenir la prééclampsie.
La conclusion est que le traitement antihypertenseur apporte un très modeste bénéfice maternel dont l’intérêt pratique n’est pas évident.
Les hospitalisations en excès en l’absence de traitement ne sont pas dues à une complication objective mais à la seule inquiétude médicale. Le traitement antihypertenseur n’améliore en rien le pronostic foetal, mais peut au contraire être responsable d’hypotrophie s’il est trop intense. Il faut cependant convenir avec Sibai que les effectifs des études n’ont jamais été suffisants pour qu’un effet sur la mort foetale ou l’HRP (incidence de l’ordre de 2 %) puisse être mis en évidence. En effet, une réduction de 50 % de l’un de ces accidents demanderait un effectif de 2 000 patientes par groupe. Aucune étude n’a atteint un tel effectif et la méta-analyse n’est pas forcément une méthode infaillible pour pallier cette insuffisance. Même si l’on admet cette marge d’incertitude, le traitement antihypertenseur dans ces indications n’est manifestement pas un acte thérapeutique bien intéressant.
Hypertensions sévères :
Le cas est ici beaucoup moins simple dans la mesure où il n’y a pas eu d’études contrôlées, pour des raisons évidentes. Le raisonnement par analogie avec d’autres hypertensions indique que le bénéfice d’un traitement pour une hypertension de courte durée chez une femme jeune n’est probablement pas négligeable, même s’il n’est pas majeur. Ce traitement est susceptible d’éviter des complications maternelles, au premier rang desquelles l’oedème pulmonaire. La classique assertion du risque d’accident vasculaire cérébral est peu crédible dans ce même raisonnement par analogie. En effet, les cas en sont rares et l’imputabilité des chiffres tensionnels n’a jamais été convenablement étayée. Néanmoins, la pratique générale est de traiter ces hypertensions dès lors que les chiffres dépassent régulièrement 160 à 180 et/ou 110 mmHg. Il est certainement aussi important que précédemment, voire plus encore, d’agir avec doigté, et de ne pas ramener les chiffres au-dessous de 140 et 90 mmHg.
Quels médicaments antihypertenseurs ?
Les diurétiques, largement utilisés en un temps, sont aujourd’hui complètement abandonnés. En effet, ils diminuent le volume plasmatique, déjà souvent déficitaire, et peuvent de ce fait aggraver la souffrance foetale chronique. Ils diminuent la perfusion placentaire et de nombreuses études cliniques ont montré qu’ils étaient associés à des poids de naissance plus bas.
Les antihypertenseurs centraux (méthyldopa, clonidine) ont été largement utilisés dans la grossesse. Ce sont certainement les produits pour lesquels l’expérience est la plus grande et le recul le plus long. Leur efficacité est convenable et leur innocuité semble largement établie. Ce sont également les seuls pour lesquels on dispose d’une surveillance pédiatrique sur des années, démontrant l’absence d’effets indésirables à long terme chez les enfants, tant en ce qui concerne la croissance que la performance intellectuelle et scolaire.
L’hydralazine bénéficie d’un recul comparable. Son efficacité est remarquable à doses assez élevées et elle a de plus l’avantage théorique de ne pas franchir, ou très peu, la barrière placentaire.
Malheureusement, la contre-partie de cette efficacité est une tolérance clinique médiocre (palpitations, céphalées intenses pouvant en imposer pour une menace d’éclampsie), due à l’augmentation du débit cardiaque déjà élevé chez ces patientes, et qui en limite l’usage.
La prazosine est également utilisée. Elle jouit même d’une faveur certaine aux États-Unis. Son efficacité antihypertensive est bonne et sa tolérance sans problème. Comme l’hydralazine, la prazosine a une forte liaison protéique et son passage transplacentaire est faible.
Les bêtabloquants sont largement utilisés dans la grossesse.
Contrairement à ce que l’on pouvait craindre, ils n’augmentent pas la motricité utérine. Comme ils franchissent le placenta, ils comportent en principe un risque d’hypoglycémie, de bronchospasme et de bradycardie néonataux. En fait, au fil des années, ce risque est apparu plus théorique que réel, et les avantages du traitement bêtabloquant semblent l’emporter sur ce risque. Ces données rassurantes ne changent rien à ce qui a été dit plus haut du risque d’hypotrophie si le traitement est trop intense. Il est par ailleurs évident qu’il convient d’assurer une surveillance néonatale très soigneuse des enfants nés sous bêtabloquants, surtout s’ils sont prématurés et hypotrophes.
Les inhibiteurs de l’enzyme de conversion sont responsables chez l’animal d’une fréquence accrue de morts foetales. Ce risque n’est pas apparu dans les observations humaines rapportées, mais celles-ci restent anecdotiques. En revanche, des complications néonatales ont été rapportées, en particulier des anuries, dont plusieurs ont été mortelles. Ces produits sont contre-indiqués dans les deux derniers trimestres de la grossesse. À noter en revanche qu’aucune tératogénicité n’a été observée. Aucune inquiétude particulière n’est donc justifiée lorsqu’une grossesse débute sous un médicament de cette classe. Enfin à ce jour, tout indique que les antagonistes des récepteurs de l’angiotensine II ont les mêmes effets que les inhibiteurs de l’enzyme de conversion et en partagent la contre-indication.
Les bloqueurs calciques sont très utilisés, du moins en France, chez la femme enceinte. Pourtant, leur dossier est remarquablement pauvre. Il y a peu de certitudes sur leur absence de tératogénicité.
Leur action tocolytique, précieuse en cas de menace d’accouchement prématuré, peut être source de difficultés lors de l’accouchement, voire en post-partum. Seules de solides études, qui manquent encore à ce jour, pourraient leur conférer un niveau de preuve raisonnable.
Diététique :
Le régime désodé a été largement utilisé pendant plusieurs dizaines d’années et l’on y a même vu en un temps une panacée. La preuve de son inutilité et même de sa nocivité a été apportée en 1958 par une remarquable étude de Robinson, et après d’innombrables tergiversations, la communauté scientifique internationale l’a banni définitivement de la panoplie des mesures utiles chez une femme enceinte au début des années 1970. En effet, il limite l’expansion volémique et risque donc de majorer la souffrance foetale ; il n’a par ailleurs aucun effet préventif de la prééclampsie comme on l’avait escompté en un temps. Le doute qui subsiste encore chez quelquesuns après 40 ans de preuves est donc difficilement compréhensible !
La plupart des autres tentatives de manipulation diététique se sont avérées infructueuses et ont été abandonnées à leur tour. L’intérêt d’un apport calcique accru demeure débattu, mais garde des partisans convaincus. Il est probablement utile au moins dans les populations à apport calcique carencé.
PRÉÉCLAMPSIE SÉVÈRE :
Nous ne nous attardons guère sur ce sujet, qui relève en fait d’unités de réanimation spécialisées. La sévérité habituelle de l’hypertension rend son traitement indiscutable. Celui-ci est généralement parentéral. Le nombre de médicaments utilisables est ici plus limité.
Si aux États-Unis l’hydralazine reste le traitement favori, d’autres produits sont plus utilisés en Europe. Une méta-analyse récente n’a montré aucune supériorité de l’hydralazine sur les autres médicaments d’usage parentéral. Le labétalol a été l’objet de nombreuses études de bonne qualité, et son efficacité aussi bien que son innocuité peuvent être tenues pour certaines. L’urapidil a été moins étudié, mais semble se comparer favorablement à l’hydralazine. La nicardipine, grand favori en France, n’a donné lieu à aucune étude contrôlée acceptable. Enfin, les formes rapides de nifédipine, proposées en un temps, sont actuellement contreindiquées dans tout traitement antihypertenseur selon l’ensemble des recommandations, françaises et internationales.
Ce traitement doit être conduit avec douceur malgré la gravité de la situation. Un palier doit être atteint en quelques heures visant à une diastolique qui ne soit pas inférieure à 100 mmHg. Une décroissance aux alentours de 90 mmHg ne doit être faite que secondairement et plus lentement. Un traitement trop agressif expose aussi bien à des complications maternelles qu’à une mort foetale rapide.
Certaines mesures d’appoint ont été proposées dans les formes très sévères. Leur efficacité est difficile à juger car elles sont appliquées tardivement, dans des indications où le pronostic est généralement très péjoratif. Ainsi, l’héparinothérapie et l’expansion du volume plasmatique ont été utilisées avec des fortunes diverses. Leurs indications doivent être mûrement pesées en milieu spécialisé.
TRAITEMENT OBSTÉTRICAL :
Tout ce qui vient d’être exposé indique clairement que le traitement médical de l’hypertension gravidique est le plus souvent décevant.
Il ne change rien aux formes dont le pronostic est spontanément bénin, et ne permet de gagner que très peu de terrain dans les formes sévères. Si le pronostic maternel et foetal dans l’hypertension gravidique s’est amélioré de manière importante depuis deux décennies, ce n’est donc pas lui qui peut en être crédité, mais les progrès réguliers qui ont été réalisés en matière de surveillance et de tactique obstétricale. L’arrêt de la grossesse est en effet la seule mesure qui mette fin aux manifestations hypertensives et protéinuriques maternelles. C’est donc cette décision qui doit être prise sans hésitation dans les formes graves lorsque s’annonce une souffrance foetale, sans placer dans le traitement médical un espoir qui a toutes les chances d’être déçu. Agir ainsi n’est cependant possible qu’à un terme suffisamment avancé pour que le risque néonatal soit acceptable. Et sur ce point, les progrès réguliers de la néonatologie ont permis d’aborder presque sereinement des extractions foetales à des termes inconcevables il y a encore peu.
C’est avant ce terme limite que toutes les ressources médicales doivent être mises en jeu, dans le but de gagner quelques précieuses semaines de maturité foetale. Nous ne nous étendons pas ici sur les méthodes obstétricales, pas plus que nous n’envisageons le traitement de l’éclampsie et de l’HRP.
Traitements préventifs :
Si le primum movens de l’hypertension gravidique est l’ischémie placentaire, la déception apportée par le traitement médical n’est pas surprenante conceptuellement, puisqu’il s’agit d’un traitement symptomatique, agissant en aval du phénomène moteur. Agir sur ce phénomène n’est concevable qu’à titre préventif, avant que les lésions placentaires irréversibles soient constituées et qu’apparaissent les symptômes qui en sont la conséquence.
PRINCIPES :
Idéalement, un traitement préventif devrait :
– être institué très précocement, c’est-à-dire lorsque les anomalies dues à l’invasion trophoblastique défectueuse commencent à apparaître ;
– avoir une action antithrombotique, voire peut-être anti-inflammatoire ;
– rétablir la balance convenable entre prostacycline et thromboxane, par une inhibition relativement sélective de ce dernier.
L’aspirine à faible dose représente une solution cohérente du problème. Elle exerce sur les artères placentaires in vitro une action comparable à celle montrée dans d’autres systèmes-inhibition de la synthèse de thromboxane avec respect relatif de celle de prostacycline. In vivo, de faibles doses d’aspirine entraînent, chez la femme enceinte, une réduction de l’élimination urinaire de thromboxane B2, sans modification de l’élimination de 6-kétoprostaglandine F1a. La production de thromboxane est également inhibée chez le foetus.
ÉTUDES :
Nous avons rapporté en 1985 une première étude contrôlée de traitement par l’aspirine au cours de grossesses « à haut risque » du fait d’antécédents obstétricaux pathologiques. Cette étude pilote avait montré une prévention pratiquement totale de la prééclampsie et du retard de croissance foetale. Dans les années qui ont suivi, plusieurs autres études contrôlées sont venues corroborer la nôtre.
Ces études avaient toutes en commun d’avoir impliqué, en dépit de critères d’inclusion très différents, des patientes à risque élevé. En témoigne pour chacune le taux élevé de prééclampsie et d’accidents foetaux dans la série témoin.
Une seconde série d’études, à très vaste échelle, a été entreprise, sur des patientes cette fois-ci non ou très peu sélectionnées. Deux études américaines, impliquant des primipares non sélectionnées, ont confirmé une prévention significative de la prééclampsie. Deux autres études n’ont pas montré d’effet. Elles ont impliqué des patientes sélectionnées sur la base d’un risque qualifié de « moyen », avec des critères assez flous. Les patientes jugées à risque élevé en étaient exclues car à l’époque, la conviction était acquise que le traitement par l’aspirine apportait à ces dernières un bénéfice très réel. Témoigne de cette « contre-sélection » le pronostic particulièrement favorable des grossesses, y compris dans la série témoin. En revanche, ces études ont permis d’acquérir des données extrêmement rassurantes sur la sécurité d’emploi de l’aspirine, tant pour la mère que pour l’enfant.
Ces dernières études, en particulier la gigantesque étude CLASP avec ses presque 10 000 patientes, ont néanmoins jeté le trouble dans les esprits et l’utilité de l’aspirine a été remise en doute. La publication de Caritis et al a achevé de semer le trouble car elle a concerné des patientes à haut risque (hypertendues, diabétiques, grossesses gémellaires, antécédents de prééclampsie…). L’incidence de la prééclampsie a été de l’ordre de 20 %, aussi bien dans le groupe témoin que sous aspirine. Après cette publication, quelques auteurs (principalement les plus enthousiastes auparavant) ont considéré que l’affaire était close et l’aspirine inefficace.
ASPIRINE, MODE D’EMPLOI :
Sans entrer dans le détail de l’argumentation, il est apparu que les récentes études négatives avaient pâti d’une sélection très hétérogène, de délais d’instauration du traitement allant jusqu’à 32 semaines et de doses d’aspirine trop basses (en général 60 mg/j).
Il en ressort que globalement, en dépit des études négatives d’effectifs considérables, le traitement demeure actif sur la croissance foetale (une dernière méta-analyse pratiquée après la publication de Caritis et al montre que cette situation est toujours inchangée). Si la dose d’aspirine est au moins égale à 100 mg/j, l’efficacité apparaît très supérieure, et même un effet significatif sur la mortalité périnatale est observé, ce qu’aucune étude individuelle n’avait montré, du fait de l’heureuse rareté de cette complication.
L’efficacité est également très renforcée si le traitement est commencé avant 17 semaines.
Quoi qu’il en soit, les odds-ratios apparaissant dans cette métaanalyse parlent d’eux-mêmes contre l’accusation d’inefficacité ou d’efficacité marginale dont l’aspirine est aujourd’hui l’objet. Une étude rétrospective des patientes ayant reçu de l’aspirine dans notre département a confirmé l’importance décisive d’un traitement précoce et montré qu’un allongement du temps de saignement sous aspirine était également un facteur important de succès de ce traitement.
Par analogie avec d’autres situations où l’aspirine s’est avérée efficace, un traitement de plus en plus précoce, voire préconceptionnel, pourrait être envisagé. L’adjonction de faibles doses de corticoïdes est une autre possibilité. Ces attitudes relèvent pour le moment, soit d’observations anecdotiques, soit de courtes séries, et ne sauraient donc être recommandées à plus large échelle avant que des preuves plus consistantes aient été apportées.
L’association d’aspirine et d’héparine, ou la substitution de l’aspirine par l’héparine, est également discutée, avec un niveau de preuve qui reste encore très en deçà du minimum souhaitable. Néanmoins, ces différentes hypothèses en cours de test laissent entrevoir la possibilité de sérieux changements de stratégie dans la prochaine décennie.
PRÉDIRE POUR POUVOIR PRÉVENIR :
Le fait de disposer d’un traitement préventif pose le problème de ses indications. La nécessité d’un traitement très précoce, largement antérieur à tout symptôme maternel, centre la question sur une prédiction précoce. Ce problème n’est pas résolu à l’heure actuelle.
La connaissance des antécédents de la patiente a montré une bonne efficacité, mais d’une part elle reste relativement empirique, d’autre part elle n’est applicable qu’après que des accidents se soient déjà produits, ce qui n’est pas satisfaisant. Nous ne disposons d’aucun marqueur biochimique fiable à un stade aussi précoce. Certains travaux laissent espérer qu’une étude doppler pourrait avoir une bonne valeur discriminative entre les primipares qui auront ou non une prééclampsie. Cette discrimination, si elle semble se confirmer, demeure actuellement plus tardive que le terme souhaitable de début du traitement. Cette prédiction précoce demeure donc l’un des principaux challenges dans les années à venir.
L’avenir à long terme :
PRONOSTIC OBSTÉTRICAL :
La tradition veut que les patientes ayant eu une hypertension isolée et/ou précoce au cours d’une grossesse soient exposées à une récidive presque systématique au fil des grossesses suivantes. Ce fait, bien qu’inconstant, s’explique aisément par le fait que ces patientes ont un risque vasculaire élevé et un terrain familial d’hypertension. Cela n’implique pas nécessairement une aggravation du pronostic de ces grossesses, ces hypertensions restant généralement bénignes.
Plus débattue est la signification qu’il faut accorder à la prééclampsie « pure » de la primipare. Nous avons étudié les grossesses ultérieures chez 221 patientes qui étaient dans ce cas. On peut constater que moins de 30 % des grossesses sont normales. La moitié d’entre elles sont marquées par une hypertension isolée, et la récidive de la prééclampsie elle-même n’est pas exceptionnelle. Par ailleurs, chez ces patientes, la survenue d’accidents majeurs (HRP, mort foetale, retard de croissance) est, elle aussi, d’une fréquence très supérieure aux normes. Il ne s’agit donc manifestement pas d’une pathologie spécifique de la première grossesse et ne faisant courir aucun risque pour les grossesses ultérieures. Il convient d’en tenir le plus grand compte pour la gestion de ces grossesses.
Sibai et al ont étudié les grossesses ultérieures de 406 femmes ayant eu une prééclampsie sévère de la primipare. Une prééclampsie est apparue lors de la seconde grossesse dans 46 % des cas (contre 7,6 % dans une population contrôle appariée). Les mêmes auteurs ont étudié 223 patientes ayant eu une éclampsie ; 22 % des grossesses ultérieures ont été compliquées de prééclampsie, 1,9 % par une éclampsie, 2,5 % par un HRP, 2,7 % se sont terminées par une mort foetale. Dans cette étude, le risque pour les grossesses était nettement plus élevé chez les femmes dont l’éclampsie avait eu lieu avant 30 semaines. Pour notre part, nous n’avons pas constaté cette différence entre prééclampsies précoces et tardives.
D’autres études, portant sur des effectifs moindres, ont confirmé que les femmes ayant eu une prééclampsie lors de la première grossesse sont fortement exposées à des grossesses compliquées ultérieurement.
PRONOSTIC VASCULAIRE :
La survenue d’une hypertension au cours de la grossesse a, en réalité, peu de chances d’être indépendante du risque vasculaire de fond, et par conséquent l’avenir vasculaire de ces jeunes femmes y est inscrit.
Nous avons étudié l’avenir tensionnel de 941 patientes ayant bénéficié d’un bilan 3 mois après une hypertension de la grossesse. Parmi elles, 33 % sont restées hypertendues par la suite (26 % si l’on se limite à celles connues comme normotendues avant la grossesse). Ce chiffre est en large excès sur celui de la population témoin qui compte 1,79 % de femmes hypertendues dans cette tranche d’âge. Parmi les patientes qui sont restées hypertendues, 78 % étaient primipares et 40 % avaient eu une hypertension du troisième trimestre, avec (20 %) ou sans (20 %) protéinurie. Les différents facteurs de risque évoqués plus haut étaient répartis de manière identique entre primipares et multipares, et entre hypertensions précoces et tardives. Un suivi prolongé a montré que 20 % des patientes qui étaient restées normotendues après la grossesse sont devenues hypertendues dans les années qui ont suivi.
Fisher et al ont étudié l’incidence d’une hypertension artérielle ultérieure chez les patientes ayant présenté une prééclampsie « pure » de la primipare, ce diagnostic clinique étant confirmé par l’absence de toute autre lésion en histologie rénale. Cette fréquence est similaire à celle observée dans la population témoin féminine de même âge. En revanche, si l’on isole de cette population témoin les femmes ayant eu une ou plusieurs grossesses, toutes normotensives, la fréquence de l’hypertension est extrêmement basse. Cela revient à dire que les hypertendues sont, dans cette tranche d’âge, des femmes qui ont eu une hypertension gravidique ou bien qui n’ont pas eu de grossesses.
Sibai et al ont également montré une fréquence très accrue de l’hypertension permanente chez les femmes ayant eu une prééclampsie, surtout si celle-ci avait été précoce (avant 30 semaines) ou récidivante.
D’autres études rétrospectives de très longue durée ont confirmé ces faits. Il est impossible ici de ne pas évoquer la grande étude longitudinale de Chesley, unique par sa durée (plus de 40 ans !), qui a montré que la mortalité cardiovasculaire des femmes ayant eu une éclampsie dans le passé était très accrue, plus élevée encore lorsqu’il s’agissait d’une multipare que lorsqu’il s’agissait d’une primipare.
En d’autres termes, il peut être tenu pour certain que l’hypertension au cours de la grossesse (prééclamptique ou non, première grossesse ou non) démasque dans un très grand nombre de cas une tendance hypertensive qui se révélera à plus ou moins long terme. Ce fait est essentiel pour le suivi médical ultérieur de ces jeunes femmes.
Conclusion :
L’hypertension de la grossesse est fréquente et reste une cause majeure de mortalité et morbidité maternelle et foetale. C’est de loin la première cause dans les pays développés et la troisième dans les pays en voie de développement (après l’infection et l’hémorragie). La connaissance de sa physiopathologie, encore incomplète, est actuellement en progrès rapides et une certaine logique d’ensemble se dessine progressivement.
Pour la résumer en deux mots, la base en est un trouble, très précoce, de l’invasion trophoblastique, compromettant l’apport sanguin à l’unité foetoplacentaire, avec pour conséquence une pathologie diffuse de l’endothélium. Cette dernière est responsable d’une vasoconstriction intense et d’une tendance thrombotique qui conditionne les diverses manifestations ou complications viscérales.
Le traitement symptomatique de l’hypertension n’apporte aucune amélioration au pronostic de ces grossesses, mais peut protéger les mères contre des accidents aigus si l’hypertension est particulièrement sévère. Les traitements préventifs, en particulier l’aspirine à faible dose, à condition d’être utilisés très tôt dans la grossesse, peuvent améliorer sensiblement le pronostic. Enfin, nombre des patientes ayant souffert de cette affection auront des accidents récidivants au fil des grossesses, et sont de futures hypertendues.