Néphroprotection

NéphroprotectionGénéralités :

Les maladies rénales chroniques ainsi que l’insuffisance rénale chronique ont été récemment définies dans des recommandations américaines (K/DOQI), reprises plus récemment par l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES, 2002) en France.

Schématiquement, les maladies rénales chroniques sont définies par la présence, pendant plus de 3 mois, d’anomalies rénales biologiques, morphologiques ou histologiques et/ou d’une insuffisance rénale.

L’insuffisance rénale chronique est divisée en cinq stades, sur la base de la filtration glomérulaire estimée à partir de la clairance calculée (selon la formule de Cockcroft en France, selon la formule simplifiée du Modification of Diet in Renal Diseases [MDRD] aux États-Unis).

Cette classification distingue cinq degrés de sévérité selon les valeurs de la clairance calculée :

– l’insuffisance rénale est dite terminale pour une clairance inférieure à 15 ml/min (stade 5) ;

– l’insuffisance rénale est dite sévère pour une clairance calculée de 15 à 30 ml/min (stade 4) ;

– l’insuffisance rénale chronique est dite modérée pour une clairance calculée comprise entre 30 et 60 ml/min (stade 3) ;

– l’insuffisance rénale chronique est dite débutante pour des clairances calculées comprises entre 60 et 90 ml/min, en association avec une maladie rénale connue (stade 2) ;

– l’insuffisance rénale chronique est considérée comme absente pour des clairances calculées supérieures à 90 ml/min, mais dans ce cas, la présence d’anomalies rénales définit une néphropathie chronique sans insuffisance rénale (stade 1).

Cette classification est conceptuellement importante car elle permet d’homogénéiser la description épidémiologique des maladies rénales et des essais d’intervention, et enfin parce qu’elle donne la primauté à l’estimation de la filtration glomérulaire par la clairance calculée, plutôt qu’à la créatinine plasmatique isolément, comme dans le passé.

Globalement, les objectifs de la prise en charge des patients ayant une insuffisance rénale chronique sont au nombre de trois :

– éviter la dialyse ou augmenter la durée de vie sans dialyse en ralentissant l’évolution de la maladie rénale ;

– préserver un bon état général jusqu’au démarrage de l’épuration extrarénale, en particulier lorsqu’une greffe rénale est envisagée ;

– prévenir les complications de l’insuffisance rénale chronique et en particulier la morbidité/mortalité cardiovasculaire.

Les deux premiers objectifs sont en apparence conflictuels et soulignent l’importance de commencer l’épuration extrarénale au meilleur moment, celui-ci étant actuellement défini par une clairance calculée inférieure à 10 ml/min et/ou l’apparition de complications irréversibles de l’urémie définies par les recommandations de l’ANAES 2002.

La plupart sinon toutes les maladies rénales sont progressives, quoique la vitesse d’évolution soit extrêmement variable d’une néphropathie à l’autre et, pour une même néphropathie, d’un individu à l’autre. Ralentir la progression constitue l’un des enjeux majeurs de la néphrologie du xxie siècle. Freiner cette progression peut être obtenu de deux façons complémentaires et non exclusives :

– en assurant le diagnostic étiologique et en optimisant les traitements spécifiques des néphropathies (par exemple corticoïdes et immunosuppresseurs d’une néphropathie lupique) ;

– en mettant en place un traitement néphroprotecteur non spécifique.

C’est ce dernier point qui fera l’objet de la présente revue (à l’exclusion des cas de l’enfant et du transplanté rénal). Cet article sera rédigé, à chaque fois que cela est possible, sur la base de l’ « evidence based medicine » et sera suivi de recommandations pratiques adaptées elles-mêmes des recommandations des sociétés savantes, lorsque ces recommandations existent.

Facteurs de risque de progression des maladies rénales :

De nombreux facteurs de risque de progression des maladies rénales ont été identifiés, dont quelques uns sont modifiables.

L’analyse de l’ensemble de ces facteurs sort du cadre de cette revue ; ne seront donc abordés que les facteurs de risque modifiables pouvant être l’objet d’un impact thérapeutique : hypertension artérielle et protéinurie.

HYPERTENSION ARTÉRIELLE :

L’hypertension est présente chez la majorité des patients avec une insuffisance rénale chronique. Les données de la cohorte initiale de MDRD ont démontré que l’hypertension était présente chez 65 à 75 % des patients avec une filtration glomérulaire de 60 à 80 ml/min. L’hypertension est un facteur de risque réversible de progression des maladies rénales.

PROTÉINURIE :

Le degré de protéinurie est l’un des prédicteurs les plus importants de la progression des maladies rénales, de même que la réponse au traitement antiprotéinurique, dans pratiquement toutes les études concernant les maladies rénales chroniques. La relation entre le risque de progression et le niveau de protéinurie est globalement « dose-dépendante ». Le degré de protéinurie est également un prédicteur de la réponse au traitement. Par exemple, dans l’étude MDRD, les patients qui répondaient le mieux à la baisse intensive de la pression artérielle à 92 mmHg de pression artérielle moyenne étaient ceux excrétant plus de 3 g/24 h de protéinurie.

De plus, le bénéfice sur le ralentissement de la progression dépend directement de la réduction de la protéinurie sous intervention et plus particulièrement de la protéinurie résiduelle sous traitement (Ramipril Efficacy in Nephropathies [REIN], Reduction of Endpoint in diabetic Nephropathy with the Angiotensin Antagonist Losartan [RENAAL]). Ceci illustre également la relation causale qui existe entre la protéinurie et la progression.

Stratégies pour ralentir la progression :

TRAITEMENT ANTIHYPERTENSEUR :

De nombreuses études et méta-analyses ont montré le bénéfice de la réduction de la pression artérielle sur la progression rénale (rendant compte de 50 % de la variance de la baisse de la filtration glomérulaire). Cette discussion est assez académique car les patients hypertendus avec une insuffisance rénale, qui sont pour la plupart à haut risque cardiovasculaire, doivent bénéficier de toute façon d’un traitement antihypertenseur. Les deux questions réellement importantes en clinique sont :

– quelle est la cible tensionnelle optimale pour ralentir la progression ?

– certaines classes de médicaments antihypertenseurs ont-elles des effets spécifiques sur la progression ?

Le niveau de contrôle tensionnel optimal chez les patients ayant une insuffisance rénale a été examiné dans plusieurs contextes. Chez les diabétiques de type 1 avec une néphropathie, les pressions artérielles les plus basses sont associées aux vitesses de déclin de la filtration glomérulaire les plus lentes, sans aucun effet de seuil observé.

Dans une analyse post-hoc de l’étude RENAAL, le risque de survenue d’une insuffisance rénale terminale augmente proportionnellement avec la pression artérielle systolique initiale (à partir d’un seuil de 130 mmHg), avec la pression pulsée initiale (audessus d’un seuil de 60 mmHg), avec les pressions artérielles systolique et diastolique et pulsée en cours d’étude. Dans cette étude, le losartan réduit d’environ 30 % le risque de survenue d’une insuffisance rénale terminale mais il existe une interaction entre l’effet du traitement et le niveau de pression artérielle obtenu pendant l’étude. L’amplitude du bénéfice du losartan est encore plus importante chez les patients ayant une pression artérielle en cours d’étude inférieure à la fois à 140 et à 90 mmHg (– 40% de réduction du risque d’insuffisance rénale terminale) mais, inversement, diminue lorsque la pression artérielle systolique est supérieure à 140 mmHg (réduction du risque – 20 %) et même disparaît chez des patients ayant une pression artérielle diastolique supérieure à 90 mmHg. Ceci illustre que l’objectif thérapeutique est à la fois le blocage de l’angiotensine 2 et l’obtention d’un niveau tensionnel au moins inférieur à 130/80 mmHg car le risque de progression augmente au-delà de ce seuil.

Dans l’étude MDRD, les patients non diabétiques étaient randomisés à différents niveaux de restriction protéique alimentaire et de plus randomisés à deux niveaux de pression artérielle moyenne : 107 versus 92 mmHg. Une diminution de la vitesse de progression a été observée chez les patients protéinuriques avec le niveau tensionnel le plus bas. De plus, il y avait une corrélation significative entre le niveau de pression artérielle atteint et la vitesse de diminution du débit de filtration glomérulaire, tout particulièrement chez les patients ayant plus de 1 g de protéinurie par jour.

En contraste avec ces observations, Afro-American Study of Kidney Diseases (AASK) a étudié deux cibles tensionnelles différentes (cible usuelle : pression artérielle moyenne 102-107, contre cible intensive : pression artérielle moyenne 92 mmHg) sur la progression de la néphrosclérose hypertensive chez des sujets noirs-américains. Il n’a pas été montré de différence dans la vitesse de perte de fonction rénale entre les deux valeurs de cible tensionnelle. La protéinurie chez ces patients était globalement plus faible que celle des patients enrôlés dans l’étude MDRD, ce qui pourrait rendre compte des résultats différents.

La méta-analyse de Jafar et al. a étudié les données individuelles de 1860 patients non diabétiques, données issues de 11 essais contrôlés randomisés comparant les traitements antihypertenseurs avec inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC) par rapport à un placebo ou un traitement antihypertenseur non IEC et non bloqueur du récepteur de l’angiotensine 2 (ARA2) pendant une période moyenne de 2,2 années. Dans cette méta-analyse, la pression artérielle systolique (mais pas diastolique) en cours de traitement et la protéinurie en cours de traitement sont fortement associées au risque de progression (doublement de la créatinine plasmatique et/ou insuffisance rénale terminale). Chez les patients avec une protéinurie supérieure à 1 g/j, le risque de progression est minimal pour une pression artérielle systolique de 110-120 mmHg et augmente rapidement (Å~ 4 à 5) si la pression artérielle systolique est supérieure à 130 mmHg et ceci quel que soit le type de traitement antihypertenseur (IEC ou non IEC). L’effet du niveau de pression artérielle systolique est peu marqué chez les patients ayant une protéinurie inférieure à 1 g/j. En revanche, quel que soit le niveau de protéinurie ou le type de traitement antihypertenseur (avec ou sans IEC), le risque de progression augmente lorsque la pression artérielle systolique est inférieure à 110 mmHg, probablement en raison d’une détérioration de la perfusion rénale (courbe en J).

Actuellement, l’ensemble des sociétés savantes (Kidney/Dialysis Outcomes Quality Initiative [K/DOQI], 2004 ; Joint National Committee report version 7 [JNC7], 2003 ; European Society of Hypertension – European Society of Cardiology [ESHESC], 2003; British Hypertension Society BHS, 2004 ; ANAES, 2004) recommandent que la pression artérielle soit abaissée en deçà de 130/80 mmHg chez les patients avec une insuffisance rénale, voire plus bas si cela est bien supporté cliniquement.

Les valeurs « ultrabasses » (jusqu’à une pression artérielle systolique de 110-120 mmHg) sont probablement souhaitables (sous réserve d’une bonne tolérance clinique), ceci tout particulièrement chez les patients ayant une néphropathie diabétique (type 1 ou type 2) et chez les patients non diabétiques ayant une protéinurie supérieure à 1 g/j. La validation définitive de ces pressions artérielles ultrabasses devrait cependant reposer sur des études spécifiques supplémentaires.

TRAITEMENT ANTIPROTÉINURIQUE : PLACE DES BLOQUEURS DU SYSTÈME RÉNINE-ANGIOTENSINE

Au cours des dernières années, des données à la fois cliniques et expérimentales ont démontré que l’inhibition du système rénineangiotensine (soit par des IEC, soit par des ARA2) exerçait des effets rénoprotecteurs en plus et au-delà des effets de ces traitements sur la réduction tensionnelle. Les bénéfices du blocage du système rénine-angiotensine ont été maintenant démontrés à la fois dans des populations de sujets ayant une néphropathie d’origine diabétique ou non diabétique. Ces études ont été analysées en détail ailleurs et ne seront donc que mentionnées ici.

Principales études :

Dans le cadre de la néphropathie diabétique, les principales interventions ont été faites avec le captopril versus placebo au cours de la néphropathie du diabète de type 1 et avec le losartan versus placebo (RENAAL) et irbesartan versus placebo versus amlodipine (Irbesartan Diabetic Nephropathy Trial [IDNT]) dans la néphropathie du diabète de type 2.

Dans le cadre des néphropathies non diabétiques, les principales études sont Angiotensin-Converting-Enzyme Inhibition in Progressive Renal Insufficiency (AIPRI) (bénazépril versus placebo), REIN (ramipril versus placebo), AASK (plan bifactoriel étudiant deux niveaux de cible tensionnelle : pression artérielle moyenne 102-107 versus > 92 mmHg et trois classes d’antihypertenseurs, ramipril versus métoprolol versus amlodipine). Ces études ainsi que d’autres de plus petite envergure ont fait l’objet d’une méta-analyse à partir des données individuelles.

Dans la méta-analyse de Jafar et al. déjà citée, le traitement IEC est sans équivoque plus efficace pour réduire la protéinurie, le risque d’insuffisance rénale terminale et le critère combiné doublement de créatinine plasmatique + incidence d’insffisance rénale terminale.

L’effet rénoprotecteur des IEC est plus important chez les patients ayant une protéinurie abondante et supérieur à ce que l’on attendrait de la réduction isolée de la pression artérielle ou de la protéinurie.

Ces observations sont compatibles avec des études expérimentales ayant montré la capacité des IEC à diminuer la pression intraglomérulaire et la production de cytokines profibrosantes et des lésions de fibrose interstitielle rénale.

Comparé aux autres médicaments antihypertenseurs, le blocage du système rénine-angiotensine ralentit la vitesse de progression en moyenne de 30 à 40 %. Les patients ayant les protéinuries les plus élevées bénéficient davantage de ces formes de traitement mais le bénéfice sur la réduction du risque d’insuffisance rénale terminale peut être démontré à partir d’un niveau de protéinurie supérieur à 0,5 g/j. En deçà de cette valeur de protéinurie, l’effet est probable mais non démontré. L’effet bénéfique additionnel du blocage du système de rénine-angiotensine est surtout lié à sa capacité à réduire la protéinurie au-delà de l’effet attendu de la baisse tensionnelle, mais le bénéfice antiprotéinurique est synergique de la réduction tensionnelle comme le montre l’étude RENAAL et le suggère l’étude MDRD et surtout la méta-analyse de Jafar. Ces études ont donc déplacé le concept d’intervention antihypertensive à un concept d’intervention à visée antiprotéinurique, et cela indépendamment du niveau tensionnel.

En résumé, ces essais démontrent clairement l’effet rénoprotecteur spécifique des IEC et des ARA2 pour ralentir la progression des maladies rénales. Ces agents doivent donc être considérés comme les médicaments de choix chez des patients ayant une maladie rénale (JNC7, ESH 2003, BHS 2004, KDOQI 2004, ANAES 2004).

Les catégories de patients qui bénéficient le plus de ces interventions bloquant le système rénine-angiotensine sont :

– de façon certaine, les patients ayant une insuffisance rénale définie par une clairance calculée comprise entre 30 et 60 ml/min et ceci d’autant plus qu’il existe une protéinurie ;

– ce bénéfice peut être étendu aux patients ayant une néphropathie définie par une protéinurie et une clairance calculée supérieure à 60 ml/min (stades 1 et 2). Bien que le bénéfice n’ait pas été formellement démontré dans cette catégorie de patients (car il faudrait des études beaucoup plus longues pour démontrer un effet sur le critère insuffisance rénale terminale), ce bénéfice est raisonnablement extrapolable compte tenu du même effet favorable sur les critères intermédiaires comme la protéinurie. Il faut par ailleurs souligner que l’impact d’un tel traitement appliqué à ces stades précoces est beaucoup plus fort en termes à la fois individuels et collectifs puisque le nombre total d’années de dialyse évitées est beaucoup plus important ;

– le bénéfice est probable chez les patients ayant une insuffisance rénale chronique définie par une clairance calculée entre 15 et 30 ml/min (certaines études, comme REIN, avaient inclus des patients jusqu’à 20 ml/min). Cependant, le blocage du système rénine-angiotensine chez ces patients doit être utilisé avec d’extrêmes précautions en raison du risque initial plus important d’aggravation de la fonction rénale qui, dans ce cas, pourrait faire basculer certains patients plus rapidement vers la dialyse.

Blocage combiné du système rénine-angiotensine :

Les IEC et les ARA2 diffèrent dans les mécanismes par lesquels ils inhibent l’angiotensine 2 Un traitement par un IEC + ARA2 bloque l’effet de l’angiotensine 2 en diminuant sa synthèse et en antagonisant son effet au niveau du récepteur AT1. Ces deux classes de médicaments sont individuellement efficaces dans les études expérimentales et cliniques pour réduire la protéinurie et la progression de l’insuffisance rénale. Des études expérimentales avaient suggéré qu’une telle combinaison pouvait avoir, sur la progression de l’atteinte rénale, un effet supplémentaire par rapport à celui de chacun des médicaments isolément.

L’étude COOPERATE, étude randomisée en double insu, conçue pour tester l’efficacité et la tolérance d’un traitement combiné par un IEC (trandalopril) et un ARA2 (losartan) comparait une monothérapie avec chacun de ces médicaments chez 263 patients ayant une maladie rénale d’origine non diabétique (filtration glomérulaire calculée 20 à 70 ml/min). Les patients ont été suivis pendant une durée médiane de 2,9 années. Avec le traitement combiné, 11 % des patients ont atteint le critère combiné doublement de la créatinine plasmatique + insuffisance rénale terminale, comparés à 23 % des patients traités par trandolapril seul et 23 % des patients traités par losartan seul. Il n’y a pas eu de différence de pression artérielle entre les groupes. Le traitement combiné a été responsable d’un effet antiprotéinurique marqué, par comparaison avec chacune des monothérapies. Globalement, les deux monothérapies et le traitement combiné ont été bien tolérés. Une incidence supérieure d’hyperkaliémie et de toux a été observée avec le trandolapril et le traitement combiné, par comparaison avec le losartan.

D’autres essais avec des traitements combinés ont été réalisés mais ils comportaient des effectifs plus petits, une durée de suivi plus courte et des critères de jugement basés sur la diminution de la protéinurie ou de la pression artérielle.

Ces études, réalisées au cours de néphropathies diabétiques et non diabétiques, suggèrent un effet bénéfique du traitement combiné, avec une tolérance acceptable. Aucune de ces études ne permet cependant d’établir définitivement si le bénéfice supplémentaire observé est obtenu en raison d’une synergie d’action IEC-ARA2 ou par un blocage plus intense et prolongé du système rénineangiotensine (double dose).

OPTIMISATION DU BLOCAGE DU SYSTÈME RÉNINE-ANGIOTENSINE :

Quels bloqueurs du système rénine-angiotensine utiliser et comment procéder ?

Sur la base des essais disponibles, les ARA2 doivent être privilégiés dans la néphropathie diabétique de type 2 et les IEC dans tous les autres cas (néphropathie du diabète de type 1 et néphropathies non diabétiques) (ANAES 2004, KQOQI 2004). L’effet de classe n’a jamais été formellement étudié. Il est cependant probable, compte tenu de la consistance des résultats positifs et de l’ampleur du bénéfice dans les différentes études ayant utilisé des médicaments de la même classe. Jusqu’à preuve du contraire, il vaut mieux privilégier les molécules qui ont démontré de leur efficacité dans des essais contrôlés, à savoir ramipril, énalapril, bénazépril, captopril ou trandolapril pour les IEC, et losartan ou irbésartan pour les ARA2. Dans tous les cas, il est important de rappeler que le bénéfice dépend de la dose utilisée qui est généralement forte dans tous ces essais d’intervention (par exemple ramipril 10 mg/j et losartan 100 mg/j). Utiliser des doses inférieures à celles des essais réduit au prorata l’amplitude du bénéfice espéré, comme l’ont montré les études DIABHYCAR et ATLAS.

Une titration de la posologie doit être réalisée jusqu’à l’obtention des cibles fixées (pression artérielle systolique 110-130 mmHg et pression artérielle diastolique < 80 mmHg et protéinurie < 0,5 g/j).

Cette titration doit se faire jusqu’aux doses maximales autorisées pour la molécule choisie jusqu’à l’obtention de ces cibles, mais peut être limitée par la tolérance clinique ou biologique.

En cas d’intolérance spécifique aux IEC (toux invalidante et surtout oedème angioneurotique), les IEC peuvent être remplacés par des ARA2. Dans tous les cas, les contre-indications classiques des IEC et des ARA2 doivent être respectées (allergie, grossesse et sténose de l’artère rénale). Chez les patients à haut risque de sténose de l’artère rénale, comme les patients diabétiques de type 2 ou a posteriori chez les patients ayant une hypertension artérielle sévère résistante à une trithérapie, celle-ci doit être systématiquement recherchée.

Une réduction de l’apport sodé à 5 à 8 g/24 heures doit être systématiquement associée à ces médicaments, compte tenu de la potentialisation importante attendue sur la réponse antihypertensive d’une part et antiprotéinurique d’autre part.

L’efficacité du traitement se juge sur la réduction tensionnelle, qui peut être estimée après 4 à 6 semaines de traitement, et sur la réponse protéinurique, qui est significative après 2 à 3 mois de traitement mais probablement maximale seulement après 6 mois.

Chez les patients initialement normotendus, la baisse de pression artérielle est habituelle, en particulier à l’orthostatisme, et doit être respectée si la tolérance clinique est satisfaisante. Dans le cas contraire, un ajustement des posologies peut être nécessaire.

Les patients avec une maladie rénale chronique sont à risque élevé de complications des traitements pharmacologiques et doivent être surveillés de façon plus fréquente, plus rigoureuse que les patients n’ayant pas ces complications rénales. Une surveillance biologique comportant au minimum la créatinine, la clairance calculée et la kaliémie doit être faite systématiquement 10 à 15 jours après l’institution du traitement et après chaque changement de posologie.

L’augmentation de la posologie doit être progressive et ce d’autant plus que la fonction rénale est initialement altérée.

L’augmentation de la créatinine plasmatique ou la diminution de la clairance calculée immédiatement après l’introduction d’un traitement est habituelle et représente un critère d’efficacité, cette réduction initiale de la clairance étant corrélée avec la réduction de la protéinurie à court terme et avec le ralentissement de la progression à plus long terme. L’augmentation de la créatinine plasmatique ou la réduction de la clairance ne doit cependant pas excéder 30 % sur les 4 mois suivant l’initiation du traitement. Dans ce cas, il faut rechercher un facteur favorisant (traitement antiinflammatoire, déshydratation ou traitement diurétique trop agressif) et arrêter transitoirement ou réduire la posologie du traitement par bloqueurs du système rénine-angiotensine. Une telle aggravation ne constitue pas une contre-indication définitive à ce type de traitement mais incite à le reprendre plus progressivement (titration plus progressive et éventuellement posologie maximale plus basse).

Dans cette situation, une sténose de l’artère rénale est habituellement recherchée si elle ne l’a pas été auparavant, en particulier chez les sujets plus âgés, vasculaires ou diabétiques. La rentabilité diagnostique et thérapeutique d’une telle démarche est cependant faible dans ce contexte précis.

L’hyperkaliémie est la complication la plus redoutable de ces traitements par bloqueurs du système rénine-angiotensine.

L’hyperkaliémie est d’autant plus fréquente et sévère qu’il existe des facteurs favorisants :

– insuffisance rénale plus marquée ;

– néphropathie d’origine diabétique ;

– coprescription de médicaments bloquant la synthèse de l’aldostérone ou son action (anti-inflammatoires non stéroïdiens, COXIB, amiloride, spironolactone, éplérénone, héparines, anticalcineurines …) ;

– les fortes doses d’IEC semblent être responsables plus souvent d’hyperkaliémie que les doses fortes d’ARA2, mais ce point n’est pas définitivement établi.

La survenue d’une hyperkaliémie ne constitue pas une contreindication définitive aux bloqueurs du système rénine-angiotensine mais incite à redoubler de vigilance dans l’emploi de ces médicaments et à mettre en oeuvre les mesures diététiques et thérapeutiques adéquates pour limiter la kaliémie en dessous de 5,0 mmol/l. Il faut alors rechercher un excès alimentaire en potassium (kaliurèse élevée) et corriger l’hyperkaliémie en augmentant l’élimination du potassium, soit par voie rénale (diurétique), soit par voie digestive (résine échangeuse d’ions : polystyrène sulfonate, Kayexalatet). Le recours à la fludrocortisone au long cours n’est pas conseillé en raison des risques importants de rétention sodée et d’hypertension artérielle, voire d’insuffisance cardiaque.

En cas de non-obtention de la cible thérapeutique sous doses maximales de bloqueurs du système rénine-angiotensine en monothérapie, la meilleure stratégie de deuxième intention n’a pas été beaucoup étudiée.

Si la cible tensionnelle n’est pas atteinte, la plupart des sociétés savantes recommandent le recours à un traitement diurétique (thiazidique ou diurétique de l’anse selon la fonction rénale). La fréquence et l’importance de la rétention hydrosodée, parfois cliniquement occulte, sont souvent sous-estimées au cours des maladies rénales. Les médicaments de troisième ligne comprennent les bêtabloqueurs et/ou les antagonistes calciques. Rappelons que les dihydropyridines ne doivent pas être utilisées en monothérapie ou en première intention chez des patients ayant une maladie rénale protéinurique, en raison du risque d’aggravation de celle-ci et potentiellement de l’insuffisance rénale (AASK, REIN, IDNT).

En cas de non-atteinte de la cible antiprotéinurique (protéinurie < 0,5 g/24 h) sous bloqueurs du système rénine-angiotensine en monothérapie à dose maximale, l’attitude est moins formellement établie. Compte tenu de l’importance de la protéinurie résiduelle comme facteur de progression et des résultats de COOPERATE, nous préconisons l’addition d’un médicament bloqueur du système de rénine-angiotensine de la classe non utilisée auparavant (c’est-àdire un ARA2 en plus d’un IEC ou vice versa) avec titration progressive selon la tolérance clinique et biologique jusqu’à l’obtention de la cible protéinurique. La comparaison directe d’une telle association avec l’introduction d’un traitement diurétique, en particulier si l’apport sodé alimentaire reste trop important, n’a pas été formellement étudiée.

INTERVENTIONS DIÉTÉTIQUES :

Outre le régime modérément restreint en sodium (entre 5 et 8 g/ 24 h) nécessaire et systématique pour potentialiser l’effet antihypertenseur et antiprotéinurique des bloqueurs du système rénine-angiotensine, une restriction de l’apport protidique alimentaire a été proposée pour ralentir la progression de l’insuffisance rénale.

Chez l’animal, la restriction protidique alimentaire diminue les lésions rénales et ralentit la progression dans quasiment tous les modèles expérimentaux. Cependant, chez l’homme, les résultats de la restriction alimentaire protidique sur la progression des maladies rénales sont plus controversés.

La principale étude réalisée dans ce domaine (MDRD) n’a pas démontré d’effet bénéfique de la restriction protidique alimentaire.

Certaines limitations méthodologiques de cette étude ont été avancées pour en expliquer les résultats négatifs :

– forte proportion de patients ayant une polykystose rénale ;

– impossibilité d’obtenir la restriction protidique au niveau souhaité, en particulier dans le groupe très restreint en protides ;

– usage assez libéral d’IEC chez plus de 60 % des patients de l’étude ;

– durée de suivi relativement faible.

L’analyse post-hoc de MDRD tenant compte du niveau de restriction protidique réellement atteint pendant l’étude (analyse dite « perprotocol ») suggère un effet rénoprotecteur, avec une diminution de la vitesse de progression de 1,15 ml/min/an pour chaque diminution de 0,2 g/kg/j d’apport protidique. Sur la base de cette analyse, le délai jusqu’à l’insuffisance rénale terminale serait prolongé de 40 % environ. Dans ces analyses post-hoc, les patients ayant une polykystose rénale ne tirent pas de bénéfice de la restriction protidique.

Un point méthodologique important doit être souligné : le critère de jugement principal dans MDRD était la pente de déclin de la filtration glomérulaire et celui-ci était mesuré par une technique de référence (clairance du iothalamate). L’analyse des mêmes données avec, comme critère de jugement, la pente de décroissance de l’inverse de la créatinine plasmatique aurait au contraire suggéré un bénéfice de la restriction protidique. Ceci est lié au fait que la restriction protidique est associée à une diminution de la masse musculaire et donc indirectement à une réduction de la production de créatinine et de la créatinine plasmatique. En clair, l’indicateur de mesure de la progression est affecté en lui-même par l’intervention diététique. Cette observation est fondamentale car elle invalide probablement l’ensemble des études portant sur la restriction protidique avec comme seul critère de jugement la pente de l’inverse de la créatinine plasmatique.

Plusieurs méta-analyses ont été publiées, suggérant globalement un bénéfice de la restriction protidique sur la progression, en particulier la plus récente, prenant comme critère de jugement la mort rénale. Il faut souligner que ces méta-analyses ont inclus, en sus de MDRD, beaucoup d’études réalisées avant l’utilisation des IEC et comportant de petits effectifs. D’autre part, il n’a pas été possible, à partir de ces études assez hétérogènes, d’établir un niveau de restriction protidique optimal, si bien que les recommandations des K/DOQI31 et de l’ANAES 2004 sont de restreindre l’apport protidique alimentaire à 0,75-0,8 g/kg/j, valeur équivalente à celle recommandée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) pour l’alimentation des sujets normaux, mais en tout cas, bien en dessous de l’apport protidique prévalant dans une alimentation occidentale classique (environ 1,3 g/kg/j).

En pratique, lorsque de tels régimes restreints en protides sont appliqués, ils doivent l’être en complément d’un traitement optimisé du blocage du système rénine-angiotensine et certainement pas à sa place. En effet, l’amplitude attendue de l’effet « restriction protidique » sur la progression ne serait que 10 à 20% de l’effet apporté par le traitement IEC.

Ces régimes restreints en protides doivent être réalisés sous surveillance diététique stricte et renforcée de façon à éviter une dénutrition sévère. La réduction de l’apport protidique doit être compensée par un apport énergétique suffisant, de 30 à 35 kcal/kg/j (sauf obésité associée). L’apport protidique alimentaire peut être monitoré à partir de la mesure de l’excrétion urinaire d’urée sur un recueil d’urines de 24 heures. L’apport protidique en g/j est calculé comme l’urée urinaire en mmol/j divisée par 5,5. En pratique, ces régimes restreints en protides sont peu applicables aux patients ayant un syndrome néphrotique ou une protéinurie abondante car l’interprétation de l’albuminémie devient alors difficile et il n’est généralement pas possible de maintenir une albuminémie supérieure à 40 g/l comme le recommandent les K/DOQI.

Au stade de l’insuffisance rénale sévère (filtration glomérulaire < 15 ml/min), la restriction protidique alimentaire limite le syndrome urémique, en particulier l’acidose métabolique provenant du catabolisme des protéines soufrées animales, l’hyperhomocystéinémie provenant de la méthionine, l’hyperphosphatémie dont les principales sources alimentaires sont constamment associées aux protéines, et enfin probablement la concentration d’urée elle-même.

Malgré ces bénéfices symptomatiques, les régimes ne doivent pas faire reculer l’indication de l’épuration extrarénale, celle-ci devant être basée sur les critères définis plus haut (ANAES 2002). Le risque de dénutrition sévère est ici important, d’autant qu’un grand nombre de patients limitent spontanément leurs apports protidiques alimentaires. Une étude française chez 239 patients traités par un régime très restreint en protides supplémenté de kétoanalogues est relativement rassurante en montrant que, sous réserve d’un suivi nutritionnel très précis, la morbimortalité après la mise en route de la dialyse n’était pas majorée.

AUTRES TYPES D’INTERVENTIONS :

D’autres interventions ont été proposées pour ralentir la progression de l’insuffisance rénale mais ne peuvent être validées en l’absence d’études contrôlées randomisées.

Parmi les interventions possibles, certains arguments expérimentaux cliniques indirects suggèrent un bénéfice de la correction de l’acidose métabolique, de l’hyperphosphatémie et, plus généralement, des troubles du métabolisme phosphocalcique et de l’hyperparathyroïdie secondaire, et enfin de la correction de l’anémie. Toutes ces anomalies sont fréquentes au cours de l’insuffisance rénale mais sont habituellement considérées comme des conséquences ou des complications nécessitant per se un traitement pour prévenir ou pour corriger les conséquences générales sur l’organisme. Aucune de ces mesures n’a cependant fait à ce jour la preuve d’un effet direct sur la progression.

Plusieurs études rétrospectives chez des patients diabétiques et non diabétiques ont montré une association entre la sévérité de l’hyperlipidémie et la rapidité du déclin de la fonction rénale. Une méta-analyse a inclus 12 essais prospectifs randomisés (dont 11 avec une statine) évaluant les effets de la réduction de l’hyperlipidémie sur la progression de l’insuffisance rénale. Cette analyse conclut à un effet bénéfique vis-à-vis de la préservation de la filtration glomérulaire et de la diminution de la protéinurie. Une analyse récente post-hoc d’un sous-groupe de l’étude CARE chez 3384 patients ayant une filtration glomérulaire inférieure à 60 ml/min suggère un effet bénéfique marginal de la pravastatine sur la progression de l’insuffisance rénale, effet possiblement plus marqué chez les patients très protéinuriques.

L’étude Heart Prevention Study (HPS) a confirmé l’intérêt d’un traitement par simvastatine sur la réduction de la morbimortalité cardiovasculaire de patients sélectionnés sur un risque cardiovasculaire élevé et ceci quelles que soient les valeurs initiales de cholestérol total ou de low density lipoprotein (LDL)-cholestérol.

L’intérêt de cette étude était d’inclure un sous-groupe de 1 329 patients avec une insuffisance rénale modérée (créatinine plasmatique > 130 et < 200 μmol/l) et de confirmer le bénéfice du traitement par statine dans cette population. Compte tenu du risque cardiovasculaire élevé prévalent chez les patients ayant une insuffisance rénale même modérée, les K/DOQI 2003 recommandent l’obtention d’un taux de LDL-cholestérol inférieur à 1,00 g/l par des modifications diététiques, puis en cas d’échec après 3 mois, un traitement par statine.

L’ensemble de ces données suggère donc l’intérêt d’un traitement plus agressif des anomalies lipidiques au cours des maladies rénales, de préférence en combinant régime et statine, et sous surveillance stricte des créatines phosphokinases, compte tenu du risque plus important de rhabdomyolyse dans cette population.