Anorexie mentale de l’enfant prépubère

Introduction :

L’anorexie mentale est considérée comme une pathologie psychiatrique ; pourtant, ses complications somatiques sont multiples, et parmi celles-ci certaines peuvent être fatales.

Depuis des décennies, la forme classique est celle de la jeune fille ou jeune femme, caucasienne, issue d’un milieu aisé, vivant en milieu citadin, dans un pays de culture occidentale.

Pourtant, les études épidémiologiques récentes soulignent l’augmentation de prévalence des troubles du comportement alimentaire, leur extension à travers les classes sociales, dans des cultures et ethnies variées, dans le sexe masculin et à des âges différents, et en particulier chez l’enfant avant la puberté.

Anorexie mentale de l’enfant prépubèreHistorique :

Après Morton qui en 1689 distinguait déjà les amaigrissements type « consomption » et ceux dus à des cause médicales, Marcé (1860), Lasègue (1873) en France et Gull (1874) en Angleterre décrivent précisément l’anorexie mentale de la jeune fille.

Et seulement 20 ans plus tard, Collins (1894) décrit le premier cas d’anorexie prépubère : une fillette de 7 ans et demi maigrit par refus de nourriture.

L’année suivante, c’est Marshal qui rapporte un cas fatal d’amaigrissement chez une fille de 11 ans et sans lésion explicative.

D’autres cas sont publiés ensuite, mais les difficultés de spécification du caractère prépubère, et les flous de définition entre anorexie et autres troubles alimentaires de l’enfant, suscitent des interrogations.

Différents travaux ont marqué l’étude de l’anorexie prépubère dans les années 1980.

D’abord, la revue d’Irwin (1984), portant sur 23 séries correspondant à 893 cas d’anorexie mentale, dénombre 49 % de cas chez des moins de 13 ans ; parmi ceux-ci, 29 sujets ont entre 8 et 11 ans et paraissent donc probablement prépubères.

Irwin souligne la rareté du trouble, mais aussi son authentique existence, et sa présentation à la fois proche et différente des anorexies mentales postpubères.

Jacob et Isaacs (1986) comparent 20 anorexiques prépubères à 20 anorexiques postpubères et à 20 patients prépubères névrotiques ; les anorexiques prépubères ont plus d’antécédents personnels et familiaux de troubles alimentaires de la petite enfance que les deux autres groupes ; les anorexiques prépubères ont perdu plus de 25 % de leur poids ; en revanche, il n’y a pas de différence entre anorexiques pré- et postpubères en ce qui concerne les signes cliniques, l’anxiété sexuelle, le fonctionnement familial. Ces auteurs soulèvent alors la question des facteurs étiologiques et pathogéniques de cette maladie que l’on affirmait en rapport avec le processus pubertaire …

En France, Jeammet différencie les formes immédiatement prépubertaires voisines des formes cliniques de l’adolescence mais avec une aménorrhée primaire, et des formes strictement prépubères (8-10 ans) dont le déclenchement semble indépendant de la puberté et qui s’accompagnent d’un arrêt de croissance.

Parallèlement, l’analyse des cas de la littérature paraît de plus en plus difficile car les publications rapportent des cas à « début précoce », des cas de l’enfance, sans précision sur le statut pubertaire exact, avec au mieux une définition selon l’existence ou non de règles (préménarchale/postménarchale), et au pire une définition par l’âge (moins de 13 ans et plus de 13 ans par exemple).

La nécessité aussi de définir ce qui est et ce qui n’est pas anorexie mentale chez ces sujets jeunes devient indispensable.

Définitions et classifications :

Difficultés :

Aucun système de classification ne paraît actuellement satisfaisant et les critères diagnostiques dans les classifications internationales, soit Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), soit la classification internationale des maladies (CIM) de l’Organisation mondiale de la santé ont été établis à partir de populations adultes et adolescentes. Dans les versions les plus récentes, il est indiqué une extension des catégories aux enfants prépubères mais sans plus de spécifications.

CIM10 :

Il existe huit catégories diagnostiques de « troubles du comportement alimentaire » au sein de la classification CIM10.

Si on considère une population d’enfants pour lesquels un diagnostic de trouble du comportement alimentaire a été porté par un pédopsychiatre, de 35,9 % à 44,3 % d’entre eux ont un diagnostic de type « autres troubles alimentaires, troubles alimentaires non spécifiés » qui sont des diagnostics d’exclusion ou n’ont pu être classés.

DSMIV-TR :

Dans la classification DSMIV-TR, il existe trois grandes catégories : « anorexie mentale », « boulimie » et « troubles des conduites alimentaires non spécifiés » ; c’est cette dernière catégorie qui représente entre 44,4 % et 58 % des enfants pour lesquels un trouble du comportement alimentaire a été mis en évidence par un spécialiste et 7,4 % à 14,8 % de ces patients n’étaient rattachés à aucune des catégories ci-dessus.

Critères diagnostiques :

Les critères diagnostiques de l’anorexie mentale selon le DSM IV-TR sont :

• le refus de maintenir un poids corporel au niveau ou au-dessus d’un poids minimal pour l’âge et la taille (perte de poids conduisant au maintien du poids à moins de 85 % du poids attendu, ou incapacité à prendre du poids pendant la période de croissance conduisant à un poids inférieur à 85 % du poids attendu) ;

• une peur intense de prendre du poids ou de devenir gros, alors que le poids est inférieur à la normale ;

• une altération de la perception du poids ou de la forme de son propre corps, influence excessive du poids ou de la forme corporelle sur l’estime de soi, ou déni de la gravité de la maigreur actuelle ;

• chez les femmes postpubères, aménorrhée.

Sous-types :

Il existe deux sous-types :

• type avec crise de boulimie/vomissements ou prise de purgatifs : pendant l’épisode actuel d’anorexie mentale, le sujet a, de manière régulière, présenté des crises de boulimie et/ou recouru aux vomissements provoqués ou à la prise de purgatifs (laxatifs, diurétiques, lavements) ;

• type restrictif : dans le cas contraire.

Imprécisions :

Chez l’enfant, l’aménorrhée est un critère inadapté, les aspects cognitifs ne sont pas évidents, il y a retentissement sur la croissance, et le diagnostic peut être celui d’anorexie même si le poids ne descend pas à 85 %.

Deux équipes ont donc proposé d’autres classifications.

GOS (Great Ormond Street) :

La classification établie par l’équipe londonienne dirigée par Lask porte le nom de GOS (Great Ormond Street). Elle donne une meilleure information puisque le pourcentage de patients qui n’appartiennent à aucune catégorie clinique passe de 7-15 % à 3-5 % avec la GOS. Dans cette classification, les catégories sont : l’anorexie mentale, la boulimie, la restriction alimentaire liée à un désordre émotionnel, le syndrome d’alimentation sélective, le syndrome de restriction alimentaire, la dysphagie fonctionnelle, le syndrome de refus global, la perte d’appétit liée à une dépression, le refus alimentaire oppositionnel.

La définition de l’anorexie mentale de l’enfant est :

• une perte de poids significative (par évitement alimentaire, vomissements, exercice excessif, abus de laxatifs) ;

• préoccupations excessives concernant le poids ou les formes ;

• et un ou plusieurs de signes suivants : peur d’avaler et/ou de vomir ; douleurs abdominales pendant le repas ou en dehors ; restrictions des apports hydriques ; intérêt pour les calories.

Classification de Chatoor :

L’autre classification est celle de Chatoor en trois groupes en fonction de l’âge :

• les troubles apparaissant dans la petite enfance et qui peuvent perdurer durant l’enfance (anorexie infantile, néophobies alimentaires, petits mangeurs) ;

• les troubles commençant durant l’enfance ellemême (anorexie mentale et boulimie) ;

• les troubles alimentaires post-traumatiques qui peuvent survenir à tout âge.

Enfin, dans la définition des troubles du comportement alimentaire, nous soulignons l’inadéquation du chiffre « brut » d’indice de masse corporelle pour apprécier la dénutrition compte tenu de l’évolution en fonction de l’âge et du sexe, et du retentissement du trouble alimentaire lui-même sur la croissance staturale.

Symptomatologie :

Chez la fille :

L’anorexie mentale prépubère est un trouble du comportement alimentaire : l’amaigrissement n’est pas lié à une diminution ou à une perte d’appétit ; la patiente lutte activement contre la faim. L’enfant réduit activement son alimentation quantitativement et qualitativement, en éliminant peu à peu les aliments réputés les plus caloriques : les graisses et les sucres.

Les quantités ingérées des aliments acceptés sont de plus en plus limitées, et les conduites de tri sont très envahissantes : elle enlève le moindre soupçon de gras d’une demi-tranche de jambon, essuie les haricots verts un à un dans la crainte que du beurre ait été rajouté à son insu … Au bout de quelques semaines ou mois d’évolution, les aliments acceptés sont en nombre limité : crudités « nature », pommes (surtout vertes), un peu de poisson « vapeur », éventuellement yaourt et fromage blanc à 0 %. Ces aliments très sélectionnés sont ingérés en petites quantités, coupés en menus morceaux. Tout le reste a été éliminé (pain, viande, oeufs, fromages, féculents, pâtisseries, glaces …), et la patiente connaît par coeur les tables de calories et vérifie sur les emballages la valeur énergétique du moindre yaourt maigre, du moindre minipain au lait. Elle évite les repas collectifs, se débrouille pour se faire ses « repas » elle-même et utilise de nombreux prétextes pour qu’on ne la voie pas aux repas : elle dit avoir pris son petit déjeuner avant le lever des parents ; elle prétend avoir mangé des féculents à midi à la cantine pour avoir des haricots verts le soir ; elle supprime le goûter ; elle dit avoir déjà mangé le soir quand les parents rentrent tard …

Elle donne bien le change car elle affiche un intérêt certain pour la nourriture et les recettes de cuisine, et il n’est pas rare qu’elle confectionne des gâteaux ou des mets délicieux pour les frères et soeurs et parents, mais elle prend bien soin de ne pas y goûter.

La perte de poids atteint facilement plusieurs kilos en quelques semaines, généralement à l’insu de l’entourage. En dépit de cette perte de poids, la patiente ressent continuellement la peur d’être trop grosse ou de devenir obèse si on la force à manger. Cachectique, elle se voit obèse.

À l’opposé des adolescents qui peuvent ingérer de grandes quantités de liquides pour tromper leur faim et se remplir l’estomac d’eau et de thé, l’enfant anorexique prépubère réduit ses apports liquidiens, et pendant ou en dehors des repas elle ingère de très petites quantités d’eau ; toute autre boisson est exclue.

Si on essaie de la forcer à manger, elle se plaint de douleurs abdominales, de nausées, de « blocage » l’empêchant d’avaler ou au contraire de sensation de trop-plein et de régurgitations.

Dans certains cas, l’enfant en cachette se fait vomir ; il est rare en revanche à cet âge de recourir aux laxatifs et diurétiques.

En parallèle, elle augmente son activité physique en multipliant les heures de sport, de danse, en courant dans les couloirs du métro, en s’imposant des heures de bicyclette ou de natation.

Elle s’assoit le moins possible (fait ses devoirs debout) et réduit son temps de sommeil. Elle augmente aussi son activité intellectuelle et scolaire en passant de plus en plus de temps sur les devoirs, avec des conduites de perfectionnisme excessif.

La vie relationnelle se rétrécit : elle refuse les invitations, se replie sur elle-même, s’éloigne de ses relations amicales et devient de plus en plus dépendante de sa famille.

Cette dépendance s’accompagne néanmoins d’une agressivité croissante envers son entourage familial qu’elle accuse d’être trop intrusif et persécutoire à table.

Elle se refuse tout plaisir, est fière de la maîtrise qu’elle impose à son corps ; elle se sent toute-puissante, et cherche à étendre son pouvoir à l’ensemble de son entourage qu’elle tyrannise et qu’elle contrôle.

C’est ainsi que le diagnostic peut être porté tardivement car elle garde son tonus ; les parents et les médecins ont du mal à imaginer qu’une enfant aussi jeune connaisse la valeur calorique des aliments et se préoccupe de son poids.

Quand l’amaigrissement devient patent, parents et médecins se tournent en priorité vers des causes somatiques d’amaigrissement (qui certes doivent être écartées) qui n’ont pas la même symptomatologie : l’enfant « malade » mange peu mais ne trie pas les aliments, il n’a pas une image corporelle distordue alors que l’enfant anorexique trouve qu’elle a de grosses joues, de grosses cuisses ou un gros ventre (alors qu’elle est fluette, voire squelettique) et son comportement est caractérisé par une poursuite fanatique de la minceur.

Chez le garçon :

Alors que dans l’anorexie mentale postpubère, le sex-ratio est de neuf filles pour un garçon, dans l’anorexie prépubère on estime que 19 à 30 % des cas concernent des garçons. Les symptômes sont les mêmes que chez les filles au plan alimentaire avec rejet du gras. En revanche, les préoccupations sont différentes, avec idéalisation des corps des athlètes et des culturistes, et hyperactivité physique par admiration de leur musculation. Contrairement à ce qui a pu être écrit autrefois, le pronostic n’est pas plus grave chez le garçon que chez la fille. L’existence d’une obésité ou d’un surpoids ayant entraîné des moqueries de la part des pairs du fait de son manque d’agilité et de son côté lourdaud est un facteur plus souvent signalé chez le garçon lors du démarrage de la restriction alimentaire.

Diagnostics différentiels et formes frontières :

Troubles alimentaires apparus dans la petite enfance :

De 1 à 2 % des bébés et jeunes enfants présentent des difficultés alimentaires durant la première année de vie ; 70 % d’entre eux conservent des problèmes alimentaires ultérieurement.

Anorexie infantile :

Atteignant filles comme garçons, elle débute dans les premiers mois de vie, essentiellement entre 9 et 18 mois : l’enfant n’ouvre pas la bouche, mange de très petites quantités, préfère jouer au lieu de manger, ne manifestant jamais sa faim. Ce comportement de restriction peut durer de nombreuses années avec retentissement sur la croissance staturale ; plus petits et plus minces que les autres enfants de leur âge, ils paraissent à 10 ans en avoir 7. Les garçons souffrent de l’exclusion par les pairs, alors que les filles semblent moins souffrir de leur petite taille et mais expriment peu à peu des préoccupations corporelles, craignant l’obésité et contrôlant leur alimentation. Les relations précises entre ce type d’anorexie infantile « vieillie » et l’anorexie mentale ne sont pas encore éclaircies.

Petits mangeurs et néophobies alimentaires :

Le tableau de restriction alimentaire commence dans le jeune âge : quand au moment de la diversification alimentaire un aliment est présenté, une réaction de rejet se manifeste et peut se généraliser aux autres aliments de la même catégorie. Les refus d’aliments se font en fonction du goût, de la texture, de la couleur, de l’odeur, de l’apparence de l’aliment. L’enfant mange mieux si on lui présente ses aliments préférés… Le phénomène peut donc être analysé comme une néophobie alimentaire : l’enfant craint les aliments nouveaux et les refuse.

Les parents, souhaitant que l’enfant mange, lui proposent peu à peu exclusivement les aliments aimés, et le répertoire d’aliments reste très restreint.

Ces sélections alimentaires peuvent entraîner des carences nutritionnelles spécifiques en fonction des aliments éliminés (parfois au contraire des surpoids si l’enfant n’accepte que des féculents, et aucun fruit ni légume).

Si certains auteurs évoquent une prédisposition génétique, le rôle de l’environnement familial est primordial ; les mères d’enfants néophobiques souffrent souvent de difficultés alimentaires : néophobies alimentaires, manque de plaisir, tendance au grignotage, manque de variété, et les pères ont des difficultés à contrôler leur poids. Ces enfants, effrayés par la nouveauté et le non-connu, sont des enfants anxieux, qui ressentent une sensation d’insécurité, et dont l’anxiété est accentuée par l’anxiété maternelle. Le suivi des petits mangeurs dès les premiers mois de vie montre que ce comportement est un facteur de risque ultérieur de trouble du comportement alimentaire, en particulier chez les filles.

Troubles liés à un autre trouble psychopathologique :

Trouble obsessif-compulsif :

Les aliments sont sélectionnés par crainte des contaminations, et la déglutition est altérée par des rituels et des compulsions.

L’enfant ou adolescent refuse de manger, car il a peur que les aliments aient été contaminés par quelqu’un de malade ou que les ustensiles aient été mal lavés, et il exige d’assister à la préparation, il vérifie les emballages, etc.

États dépressifs :

Dans la dépression, de la même façon que l’enfant n’a plus envie de jouer, ne s’intéresse plus à rien, il n’a plus d’appétit, ni pour les aliments, ni pour la vie en général, et il y a rupture entre le comportement antérieur et le comportement actuel. Il y a restriction alimentaire par réelle perte d’appétit et il n’y a pas de préoccupation corporelle.

Troubles après un événement traumatique :

Nommés selon les auteurs dysphagie psychogène, dysphagie fonctionnelle, phagophobie, phobie de déglutition, ils sont caractérisés par une exclusion alimentaire portant de façon totale ou incomplète sur les aliments solides ; l’enfant a une alimentation liquide ou semi-liquide exclusive : il ne se nourrit plus que d’aliments liquides, mixés, de laitages et de jus de fruits. Le déroulement symptomatique est assez univoque.

L’enfant fait une fausse route (« il s’étrangle ») avec un bonbon ou un morceau d’aliment solide ; éventuellement, il n’est pas victime lui-même mais assiste à cet événement chez un proche.

L’enfant ressent une peur intense ; il a l’impression d’étouffer, parfois de mourir. Lorsque le repas suivant s’annonce, l’enfant ressent une peur croissante, une anxiété anticipatrice, parfois des tremblements, une tachycardie ; il pleure, dit qu’il risque de s’étrangler à nouveau et de mourir étouffé. Il sélectionne les aliments, les mâche longuement, les filtre à travers les dents et met de longues minutes pour chaque bouchée. Le retentissement pondéral n’est jamais important ; le plus souvent, le poids est en rapport avec la taille ou très légèrement inférieur.

La séquence « traumatisme/anxiété anticipatrice/évitement » rappelle le phénomène de syndrome de stress post-traumatique, où les enfant soumis à un stress violent développent des manifestations anxieuses, avec troubles du sommeil, évitement des situations rappelant le traumatisme, anxiété anticipatrice s’ils sont confrontés au même type de stress. On peut analyser ce trouble comme un trouble du comportement alimentaire post-traumatique en assimilation au syndrome de stress posttraumatique tout en reconnaissant que le stress est non pas hors du commun mais mineur. La phobie de la déglutition et la peur de s’étrangler représentent un équivalent d’anxiété de séparation.

Troubles complexes :

Les troubles sus-nommés peuvent s’intriquer les uns aux autres.

La comorbidité anorexie et dépression est fréquente chez l’enfant, et il est parfois difficile de déterminer quel est le trouble principal et lequel a précédé l’autre.

L’enfant anorexique est perfectionniste ; son alimentation suit certains rituels ; dans certains cas, il existe une authentique symptomatologie obsessive compulsive portant sur d’autres domaines que l’alimentation.

Certains enfants ont une histoire de petits mangeurs et évoluent vers une vraie anorexie mentale. Une phobie de la déglutition peut s’associer à un tableau anorexique, etc.

Il est donc important dans l’évaluation de déterminer les chronologies des troubles et leurs particularités : solides/ liquides, gras, etc.

Hypothèses étiologiques et pathogéniques :

L’anorexie mentale n’est pas une maladie nouvelle et sa cause est inconnue, et, même si le trouble commence à l’occasion d’un événement familial ou lors de moquerie par un pair, l’hypothèse d’une cause unique a été abandonnée depuis longtemps.

Pathologie multifactorielle :

L’anorexie mentale est multifactorielle et multidimensionnelle.

Selon le modèle bio-psycho-social souvent cité, on peut dire qu’il existe :

• des facteurs de risque : biologiques et génétiques, facteurs psychologiques individuels et familiaux, des facteurs socioculturels ;

• des facteurs précipitants : événements familiaux, interventions de l’environnement (familiales, amicales, sociales …) et parfois les premiers signes de puberté … ;

• des facteurs de maintien : ainsi, par exemple, la dénutrition elle-même entraîne des modifications psychologiques, l’environnement se réaménage autour de la maladie, etc.

Facteurs de risque familiaux :

Parmi les facteurs de risque familiaux, il est important de souligner le rôle de l’existence de troubles du comportement alimentaire chez les parents, d’autant que l’on a décrit une continuité entre troubles de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte. Les difficultés alimentaires durant l’enfance et l’adolescence sont prédictives d’un trouble du comportement alimentaire chez l’adulte.

Thème du rajeunissement :

On peut également s’interroger sur l’augmentation de prévalence des troubles du comportement alimentaire à la fin du XXe siècle et sur le thème du rajeunissement.

Les enfants sont dès le jeune âge soucieux de leur apparence. Dès l’age de 3 ou 4 ans, les enfants expriment une préférence pour les corps minces ; dès 5 ans, ils expriment leur crainte de devenir gros et n’aiment pas jouer avec les enfants obèses qu’ils décrivent comme « paresseux, sales, stupides, laids, tricheurs, menteurs ». Les fillettes de 5 ans sont préoccupées par leur poids, ont peur de grossir et surtout leur estime de soi est directement liée à leur poids : plus elles sont rondes moins elles s’aiment et moins elles se trouvent intelligentes.

Les filles, dès l’âge de 10 ans, ont tendance à trouver leur ventre trop gros.

Le corps de référence idéalisé est pour l’enfant un corps jeune, beau, mince, musclé ; « calories, minceur, forme physique » font partie de leur vocabulaire. Dans ces domaines, ils sont influencés par leur entourage (parents surtout, copains ensuite) et par les médias. Déjà en 1989, une étude sur un échantillon de 356 enfants âgés de 7 à 13 ans décrivait un souhait d’être plus mince pour 45 %, des tentatives d’amaigrissement pour 37 %, des vomissements provoqués pour 1,3 %.

Enfin, même si les études sont limitées, il apparaît que le traitement du surpoids chez l’enfant puisse induire secondairement l’apparition d’un trouble du comportement alimentaire.

Enfin, certains groupes d’enfants, soumis à des pressions importantes de la part de leur entourage autour de leur minceur et de leur forme physique, présentent des risques accrus de troubles du comportement alimentaire : danseurs classiques, gymnastes, patineurs et autres jeunes athlètes.

Aspects socioculturels :

Ils ont également évolué ces dernières années.

Jusque dans les années 1970, on disait ne pas connaître de cas dans la race noire.

Puis vinrent des publications décrivant des cas au sein de minorités ethniques des pays de culture occidentale et surtout dans des pays de cultures non occidentales : Afrique, Moyen-Orient, Inde et pays asiatiques, etc. suggérant un rôle de la pénétration des valeurs occidentales (culte de la minceur, mode, etc.) dans ces pays, soit par le biais de l’occidentalisation, soit par le biais d’une confrontation au choc entre valeurs traditionnelles et nouvelles valeurs. Les publications concernant les pays asiatiques attirent l’attention sur des nuances symptomatologiques, sur le rôle de l’urbanisation, sur la recherche de la minceur, y compris dans les populations d’âge scolaire. De plus, dans un pays comme la Chine où règne la politique de l’enfant unique, on assiste à une modification des rapports familiaux ; le garçon enfant-roi, exposé à l’obésité, peut aussi présenter une anorexie et l’anorexie peut être analysée non seulement comme une façon de maîtriser le corps, mais aussi de punir la famille.

Évolution :

Complications somatiques :

Elles sont multiples, atteignant tous les organes et le corps en développement ; leur gravité est variable, mais si la plupart sont réversibles sous traitement, certaines sont irréversibles, et quelques-unes sont fatales.

À court terme, banales sont la frilosité, l’hypothermie, l’acrocyanose, le lanugo, la perte des cheveux devenus ternes et cassants.

Banales aussi la bradycardie et l’hypotension, et même les épanchements péricardiques, mais c’est le plus souvent par le biais de complications cardiaques que les décès surviennent dans l’anorexie mentale, et c’est pourquoi il faut être attentif à la survenue de troubles du rythme et de la conduction, avec une surveillance particulière sur un éventuel allongement du QTc compte tenu du risque de mort subite. Au plan digestif, au-delà de la constipation très banale, occlusion, hémorragies digestives peuvent survenir.

De nombreuses modifications électrolytiques et métaboliques sont possibles, et pour certaines potentiellement dangereuses : hypokaliémie, hypophosphorémie, hypoglycémie, hypercholestérolémie… Les complications neurologiques sont également fréquentes : convulsions, neuropathies périphériques.

En imagerie, les importantes dénutritions s’accompagnent d’atrophie cérébrale, incomplètement réversible lors de la renutrition.

En imagerie fonctionnelle, l’équipe de Lask a décrit chez 75 % d’un échantillon de patients anorexiques âgés de 8 à 15 ans une hypoperfusion unilatérale dans la région temporale s’accompagnant d’une baisse des capacités visuospatiales, de la mémoire visuelle et de la vitesse de traitement de l’information.

Actuellement, il n’est pas possible de déterminer s’il s’agit d’un phénomène primaire ou si cette hypoperfusion est la conséquence de la dénutrition et, dans ce cas, si elle est lentement réversible ou irréversible.

Complications à moyen et long termes :

L’ostéopénie et donc l’ostéoporose précoce sont une complication majeure ; le meilleur moyen pour augmenter la densité osseuse est la restauration du poids, car les supplémentations calciques, vitaminiques et hormonales n’ont pas démontré leur efficacité.

Ralentissement ou arrêt de croissance : survenant en période prépubertaire, l’anorexie entraîne un ralentissement de la vitesse de croissance staturale qui peut être important en intensité et en durée, avec ralentissement de l’évolution pubertaire.

La dénutrition entraîne une résistance à la growth hormone et à des anomalies de contrôle neuroendocrinien avec augmentation de la growth hormone releasing hormone et diminution de la somatostatine, et un effondrement de l’insulin growth factor 1 et BP3, et de la growth hormone binding protein.

On a également constaté des taux abaissés de leptine, et des taux de ghréline et d’adiponectine élevés. D’après l’étude de Swenn et Thurfjell, portant sur des troubles alimentaires restrictifs diagnostiqués en période préménarchale, le retard de croissance précède même la perte de poids, parfois de plusieurs années.

La croissance staturale s’améliore avec la renutrition, mais le rattrapage est souvent incomplet.

Pronostic :

Le pronostic de l’anorexie prépubère est mal connu car peu d’études portent spécifiquement sur la catégorie prépubère.

Globalement, on peut dire qu’il obéit à la « règle des trois tiers » : un tiers des patients guérit totalement, un tiers s’améliore significativement au prix de quelques séquelles, et un tiers évolue sur un mode chronique avec continuité à l’adolescence et l’âge adulte, avec de nombreuses réhospitalisations.

C’est au sein de ce dernier groupe que l’on observe les cas de décès. La mortalité est estimée à 20 % sur 20 ans, liée à la dénutrition, au suicide et à la mort subite d’origine cardiaque.

Traitement :

Le traitement associe idéalement quatre types d’interventions : un suivi médical, un suivi nutritionnel, un suivi psychiatrique et une prise en charge familiale.

Référer un enfant dénutri à un seul spécialiste de la santé mentale est une mauvaise pratique médicale ; on ne peut pas s’occuper de l’aspect psychologique sans s’occuper de l’aspect pédiatrique.

Traitement médical :

Assuré par un médecin pédiatre ou généraliste, il a pour but d’effectuer une surveillance médicale du poids, de la croissance, de l’état général physique, de dépister les complications, de prescrire les examens nécessaires compte tenu de la dénutrition et de prescrire les traitements correcteurs éventuels.

Traitement nutritionnel :

Il est assuré par un(e) diététicien(ne) ou un médecin nutritionniste.

Le patient bénéficie de consultations, durant lesquelles une alliance doit s’établir : les deux participants se mettent d’accord sur un programme de réalimentation progressive. Le diététicien explique les nécessités de l’alimentation, l’enfant dit quels aliments il accepte et quels aliments il refuse absolument. Les consultations sont des négociations portant sur la variété des aliments, les quantités, le nombre des prises alimentaires.

Le but est à terme que l’enfant puisse atteindre une alimentation diversifiée, « normale » pour son âge et sa taille, et qui lui permette d’assurer une prise de poids régulière avec en parallèle une reprise de la croissance staturale.

Le (la) diététicien(ne) fait participer la famille à ces consultations afin que les achats et les préparations culinaires soient faits en accord avec le contrat établi avec l’enfant.

Il peut être proposé des repas thérapeutiques, dits repas accompagnés où le (la) diététicien(ne) déjeune avec l’enfant afin de lui apprendre à savoir se servir en quantités et en diversité.

Ces repas accompagnés peuvent intégrer également un parent (voire les deux) dans un but à la fois éducatif mais aussi psychologique pour les aider à gérer leur anxiété réciproque.

Prise en charge familiale :

Historiquement, le traitement de l’anorexie mentale en France reposait sur la séparation de l’enfant et de sa famille ; pourtant, le bien-fondé de ce traitement n’a jamais été démontré et, s’il peut éventuellement se justifier chez certains adolescents afin de travailler en psychothérapie sur le processus de séparation/individuation, il n’est pas étayé chez l’enfant.

C’est pourquoi, dans les prises en charge récentes, selon un modèle intégratif, les parents sont associés dans une véritable alliance et deviennent cothérapeutes de leur enfant.

Selon différentes études, la psychothérapie familiale est le traitement de choix des anorexies jeunes et, selon l’analyse de l’expertise collective Inserm, l’efficacité des psychothérapies familiales est démontrée jusqu’à 5 ans de suivi, à condition que les patients soient jeunes et que la maladie ait moins de 3 ans d’évolution. La dernière étude de Le Grange et al. confirme les résultats positifs des sessions de thérapies familiales, en suivi ambulatoire, dans le traitement de 45 enfants et adolescents âgés de 9 à 18 ans.

Dans ses formules actuelles, la prise en charge familiale a abandonné la vision d’une famille pathogène qu’il faudrait réparer pour tendre vers la vision d’une famille pouvant contribuer à l’amélioration du trouble en mobilisant ses ressources et ses compétences.

Suivi psychiatrique :

Il a pour but d’évaluer l’état psychique de l’enfant, de rechercher d’éventuels autres troubles psychopathologiques, et d’établir l’indication et la modalité du traitement psychothérapique.

Les modalités pratiques et les références théoriques des psychothérapies sont si variées et si peu évaluées chez l’enfant qu’il est impossible d’en comparer les résultats.

L’enfant anorexique se situe plutôt dans le déni ; il est donc souvent peu accessible aux psychothérapies d’inspiration psychanalytique et les psychothérapies les plus répandues sont les psychothérapies de soutien.

Les enfants peuvent aussi être accessibles aux thérapies comportementales qui fixent des objectifs dans la réalité, à court terme, avec progression dans ces objectifs et résultats rapidement visibles.

Les traitements médicamenteux psychotropes n’ont pas d’indications reconnues dans l’anorexie de l’enfant.

Organisation des soins :

Dans l’idéal, les soins en ambulatoires sont recommandés, soit sous forme de consultations, soit en regroupant les interventions thérapeutiques dans un système d’hôpital de jour.

Il est des cas où l’hospitalisation temps plein s’avère nécessaire ou « vitale » :

• si le traitement ambulatoire ou en hôpital de jour a échoué, et que l’enfant continue de perdre du poids ou n’en prend pas ;

• si la dénutrition de l’enfant est trop sévère et met sa vie en jeu ;

• s’il existe des complications médicales graves ;

• s’il existe des complications psychiatriques « à risque » : dépression grave par exemple, idées de mort ;

• si la famille est défaillante ou trop éloignée.

L’hospitalisation temps plein propose les différentes approches intégrées avec en parallèle la prise en charge institutionnelle, scolaire, etc. Ces procédures maintiennent une meilleure adaptation sociale, une plus grande implication des parents, et exposent à moins de chronicité et de iatrogénie. L’assistance nutritionnelle, par nutrition entérale, est selon les cas soit proposée dans les cas graves ou résistants, soit assurée de manière systématique pour obtenir une prise de poids plus rapide. Elle peut être répartie sur 24 heures ou en période nocturne avec la prise de collations dans la journée aux heures des repas.

L’hospitalisation est alors de durée variable (souvent plusieurs semaines ou mois), puis le suivi pluridisciplinaire se poursuit en ambulatoire.

Conclusion :

L’anorexie mentale existe chez l’enfant même avant la puberté. Bien que sa prévalence augmente, les études sont encore parcellaires, tant pour définir réellement le concept et ses limites avec les autres troubles du comportement alimentaire de l’enfance, ses points communs et ses divergences avec l’anorexie de l’adolescence que pour connaître mieux les trajectoires évolutives aux plans psychopathologique et somatique.