Introduction :
La « prise en compte des conséquences proches et lointaines » des carences affectives et des négligences graves ne constitue plus en psychiatrie infantile la préoccupation privilégiée des chercheurs et des cliniciens. La diffusion de travaux de Spitz et Bowlby dans les années d’après-guerre, le foisonnement d’études aux États-Unis et en Europe dans les décennies suivantes, les réaménagements qui en ont résulté dans les placements et les collectivités d’enfants pourraient donner l’illusion que seuls quelques orphelinats roumains sont encore concernés. Cette vision optimiste est pourtant tempérée par la description de diverses formes « d’hospitalisme intrafamilial », la persistance de placements multiples et le constat d’un certain « échec de la protection de l’enfance ». Aussi importe-t-il de définir les formes actuelles de carences affectives, d’en connaître l’expression sémiologique manifeste selon l’âge de l’enfant et d’en cerner les contours au regard des connaissances récentes sur les interactions précoces et les compétences du nourrisson, pour mieux comprendre les circonstances de survenue. Il convient ensuite d’opposer les manifestations cliniques directement liées à la brusque interruption des liens affectifs aux troubles psychiques, relationnels, somatiques, instrumentaux ou comportementaux corrélés aux diverses formes de carence s’inscrivant dans la durée. Les incertitudes au plan pronostique tiennent à la résilience dont font preuve certains enfants là où d’autres restent à jamais entravés par des organisations pathologiques de leur personnalité. Seule une discussion psychopathologique approfondie permet d’ajuster les réponses thérapeutiques et les mesures préventives à mettre en oeuvre.
De l’émergence de la notion de carences affectives aux définitions actuelles :
C’est d’abord l’observation attentive des réactions de très jeunes enfants placés ou hospitalisés pour de longues périodes, la description de l’inéluctabilité de leur détresse malgré les soins prodigués, et le constat des risques d’évolution gravissime pour certains, qui révèlent le rôle vital du maintien de liens privilégiés avec la mère pendant les premières années de la vie. Ainsi, tandis que se multiplient les contributions des psychanalystes sur ce sujet, s’imposent au milieu du siècle dernier le tableau clinique de la dépression anaclitique et la théorie de l’attachement.
Des études rétrospectives, cherchant à établir des liens entre troubles psychopathologiques du grand enfant et carences précoces, complétées par quelques études prospectives et comparatives, tendent à démontrer, sur le long terme, l’impact préjudiciable sur le développement affectif ou cognitif du manque d’apport affectif. Au-delà des réserves formulées au plan méthodologique venant relativiser les conclusions de ces recherches, malgré la multiplicité des paramètres en jeu rendant aléatoires les évaluations longitudinales, une attention plus grande est apportée non seulement à la souffrance provoquée par la perte prématurée durable ou répétée de l’objet d’amour, mais aussi aux effets délétères d’un investissement « maternel » inconsistant ou inconstant.
Dans un cahier de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), paru en 1961, Ainsworth fait état des carences intrafamiliales provoquées par la pauvreté des interactions entre des mères, ayant elles-mêmes souffert de carences précoces, et leurs nourrissons qui se trouvent de fait négligés, voire quasi « abandonnés au domicile ». Seules les formes flagrantes de négligence se traduisant aussi par un défaut de soins physiques sont facilement repérables par les équipes de protection maternelle et infantile (PMI). Il pourrait d’ailleurs s’agir d’un des aspects les plus fréquents de maltraitance. Or, l’urgence des réponses aux besoins physiologiques du nourrisson risque parfois de laisser ses besoins relationnels gravement insatisfaits.
On ne saurait, pour autant, privilégier un abord purement quantitatif des problèmes soulevés par les carences affectives, qui peuvent aussi résulter d’un défaut d’ajustement, voire de distorsions relationnelles. Les dispositifs d’observation des interrelations précoces, en démontrant la grande sensibilité du bébé à de minimes décalages de la réponse maternelle, produits artificiellement, confirment l’importance décisive de la qualité des échanges. Il convient de fait de savoir être attentifs aux signes d’appel qui témoignent chez l’enfant des insuffisances et défauts d’ajustement des fonctions maternelles.
Sémiologie des carences affectives :
Signes d’alerte chez le nourrisson :
Les signes d’alerte chez le nourrisson sont maintenant bien connus des cliniciens de la petite enfance. C’est souvent la persistance d’un mauvais état général qui amène rechercher activement d’autres signes d’appel. La stagnation de la courbe pondérale, la sensibilité aux infections oto-rhino-laryngologiques (ORL), l’inappétence, les vomissements ou les diarrhées, comme les troubles du sommeil donnent à l’enfant une apparence maladive peu attrayante. Le retard psychomoteur souvent associé au retard de croissance s’en trouve de fait sousestimé, si l’on ne prend pas en compte l’âge de l’enfant.
L’hypotonie est quasi constante, sauf pour la partie supérieure du corps. On note souvent une crispation des muscles du cou et des bras, un serrement des poings sur les pouces, un défaut de préhension des objets mis à disposition ou un refus de les lâcher. La motricité spontanée et le babillage sont pauvres et rarement utilisés pour marquer, comme chez la plupart des bébés, les occasions de plaisir partagé. Le retrait relationnel se traduit par une mimique « vide d’expression », une faible réactivité dans les échanges, une absence d’initiative dans les situations d’attention conjointe et une passivité face aux sollicitations ou à l’éloignement d’autrui. L’enfant semble privilégier, au détriment des interrelations ludiques, les habitudes motrices autocentrées, comme les stéréotypies, les oscillations rythmiques du corps, la succion triste du pouce et les conduites masturbatoires monotones.
Signes relationnels chez l’enfant plus grand :
Les signes « relationnels » sont au premier plan chez l’enfant plus grand. L’avidité affective est souvent manifeste. Se développent instantanément des conduites d’attachement passionnel à l’égard de tout adulte manifestant un peu d’intérêt, ce qui est naturellement le cas en situation de consultation. L’enfant « carencé » instaure d’emblée un lien de familiarité, cherche à toucher le consultant, à s’agripper à lui, à l’imiter, s’emparer de ses attributs, ou à s’immiscer dans sa sphère privée. Cette sensibilité exacerbée se traduit à l’inverse par une intolérance à la frustration, de brusques renversements d’humeur, des manifestations agressives, des conduites d’opposition ou d’hostilité affichées à l’égard de la personne d’abord surinvestie. Il supporte aussi mal les critiques que les compliments et s’attaque tout autant à ses productions « ratées » qu’à celles jugées réussies. La négligence de son corps et de ses intérêts propres contribue à accentuer sa situation de grande dépendance affective. Peu préoccupé de son apparence, sa présentation est souvent négligée, d’autant qu’il semble méconnaître l’éventuelle survenue d’accidents énurétiques ou encoprétiques. Il se montre désordonné, disperse ou casse ses jouets, oublie ses affaires personnelles, mais amasse des objets hétéroclites récupérés à l’insu de ses proches. Sa maladresse et ses entreprises périlleuses ou intempestives lui occasionnent des déboires à répétition et de multiples réprimandes. Le maintien de conduites de satisfaction régressives suscite pareillement les reproches de l’entourage.
C’est cette absence de contenance et de prévenance à son propre égard qui pourrait constituer un des signes d’orientation les plus fiables, propres à inciter le consultant à tenter d’explorer les carences ou les vicissitudes du maternage qui ont durablement marqué l’ensemble du développement de l’enfant.
Principales fonctions maternelles risquant de faire défaut à l’enfant en situation de carence affective :
Les diverses fonctions « relationnelles » que la mère assure dès le début de la vie doivent se maintenir, tout en évoluant très progressivement au plus près des changements maturatifs et des moments critiques que peut connaître l’enfant au cours de ses 3 premières années. En cas de carence relationnelle ou de négligence, survenant précocement, l’enfant est dangereusement privé de certaines de ces fonctions, qu’il n’a pas encore pu intérioriser, fonctions indispensables à la construction de sa sécurité affective, comme de son espace psychique propre et de ses premiers liens sociaux.
Fonction de maintenance :
La fonction de maintenance, de support, d’étayage définit la solidité, la fiabilité de la présence maternelle : elle se manifeste par la disponibilité physique, l’accessibilité immédiate ; elle offre un cadre de référence, une permanence, résistant aux attaques et aux épreuves : c’est « la mère qui survit », dont l’enfant peut vérifier l’intégrité et l’indéfectibilité. Cette fonction n’est pas appelée à évoluer qualitativement, et c’est l’acceptation d’abord inconditionnelle de la mère d’être ainsi utilisée par l’enfant qui permettrait une intériorisation de ce soutien et un recours direct moins fréquent. Cette fonction de maintenance qui fait cruellement défaut à l’enfant en cas de séparation intempestive, persiste dans les situations de carence intrafamiliale.
Fonction de contenance :
La fonction de contenance est autrement plus complexe, si l’on prend en compte le double aspect de contenant et de « conteneur » qu’elle comporte. La fonction d’enveloppe maternelle est à entendre comme une disponibilité émotionnelle, une sensibilité aux affects manifestes ou latents, une tolérance aux mouvements pulsionnels, une capacité à protéger l’enfant des excès d’excitations, une présence attentive, calmante et prévisible…
La fonction de conteneur s’apparente, quant à elle, à la fonction alpha liée à la rêverie maternelle, transformant en pensée les sensations-émotions qui tourmentent le nourrisson.
Stern utilise le terme d’accordage pour désigner cette capacité de refléter par une mimique, une attitude, un geste, l’état émotionnel de l’enfant. Cette réponse n’est pas une simple imitation mais une interprétation mimogestuelle qui conforte « la mise en sens » effectuée par des mots. Il y aurait donc de prime abord un nécessaire engagement corporel du « porte-parole » : engagement ludique et justement verbal contribuant à développer l’espace d’illusion, la transitionnalité…, mais il importe que cette fonction transformatrice s’adapte au projet de l’enfant, l’ouvre à des modes d’expression plus évolués, à un champ relationnel et culturel plus vaste. Il lui revient de situer et introduire le référent paternel, de promouvoir d’autres modes d’échange. Cette double fonction, qui joue un rôle essentiel dans l’organisation psychique de l’enfant, repose sur une participation active de la mère, et on conçoit combien diverses formes d’indisponibilité maternelle peuvent en compromettre l’exercice.
Fonction d’individuation du Soi :
La fonction d’individuation du Soi suppose le souci maternel de renvoyer à l’enfant une image unifiée, le souci de conforter son identité propre en appréciant ses exploits ou sa générosité, en encourageant ses efforts d’autonomie, en témoignant de ses progrès, en mettant en récit sa vie quotidienne. À ces statuts de « manager » et chroniqueur s’ajoute celui d’historien, grâce auquel la mère contribue à tisser la trame temporelle, à inscrire l’enfant dans la succession des générations. On conçoit comment cette fonction se doit d’être évolutive : elle concourt à renforcer chez l’enfant le sentiment plaisant d’être un individu unique, tandis que s’accroissent les exigences à son égard alors même que lui sont signifiées des positions à dépasser, des buts à atteindre, des modèles à égaler… Plus encore que la précédente, cette fonction ne s’accomplit qu’en référence à un tiers symbolique et risque, quelles que soient ses compétences, de faire gravement défaut à l’enfant en cas de carence institutionnelle ou de négligence intrafamiliale dans les moments féconds du premier développement.
Vulnérabilité différentielle de l’enfant carencé :
La sensibilité du très jeune enfant à la perte de son objet d’attachement privilégié entre 6 mois et 2 ans a largement été soulignée. On sait que ses réactions de protestation et de tristesse seront d’autant plus vives que ses relations antérieures auront été satisfaisantes. Or, il semble que la qualité même de ses expériences relationnelles va aussi contribuer à atténuer les risques de désorganisation psychique qui menacent plus sévèrement ceux qui, avant la séparation d’avec leur mère, ont insuffisamment bénéficié de ses fonctions de contenance et d’individuation du Soi. Le bébé peu investi se « désintéresse » du monde qui l’entoure, « ne lance plus de messages propres à induire l’intérêt, le plaisir de l’adulte » chargé de relayer les soins maternels. Il n’est pas exclu que la mauvaise qualité du tout premier maternage contribue aussi à conforter certains traits de tempérament qui ne facilitent pas l’adaptation de l’enfant à son environnement. L’irrégularité des cycles biologiques, les réponses de retrait face à la nouveauté, la lenteur d’adaptation et des réactions émotionnelles négatives et intenses qui caractérisent un tempérament difficile rendent l’enfant moins apte à faire face aux manquements et défauts d’ajustement de ses proches, qui, en retour, se sentent peu gratifiés ou incompétents. Les incompatibilités trop fortes entre le tempérament de l’enfant et les attentes déçues de sa mère, les difficultés d’adaptation réciproque qui en résultent pourraient fournir quelques pistes de compréhension de la grande diversité d’évolution chez des sujets qui semblent avoir été soumis à des carences ou à des négligences comparables. Pareillement, les bébés prématurés ou souffrant de déficiences sensorielles ou d’affections organiques se révèlent nécessairement plus vulnérables aux changements de milieu ou à l’indifférence de leurs soignants.
Circonstances de survenue de la carence :
Carences et négligences en milieu institutionnel :
Les carences et négligences en milieu institutionnel sont les mieux connues. Elles sont d’abord attribuées à l’absence de la mère, mais aussi à l’insuffisante stabilité des substituts maternels qui expose l’enfant à d’incessantes ruptures de lien. Malgré les précautions prises dans les pouponnières pour faciliter des moments d’échanges privilégiés, les bébés restent seuls la plupart du temps, peuvent vivre de « longues périodes de malaise sans réconfort » ou « passent d’un désert relationnel à des manipulations surstimulantes qu’ils ne peuvent ni comprendre, ni anticiper ». Les occasions de plaisir partagé, de complicité ludique, d’accordage sont trop rares. Les soignants se protègent parfois de leurs propres mouvements d’investissement affectif en s’absorbant dans des tâches matérielles. David et Appell insistent sur la multiplicité des facteurs de carence affective en collectivité, facteurs qui s’organisent dans « des systèmes circulaires d’interactions à l’intérieur desquels ils tendent à s’engendrer » et à se renforcer mutuellement pour former un ensemble résistant aux efforts de changement. Les passages d’une unité à l’autre, les hospitalisations, les échecs des retours « à la maison » ou les ruptures des placements familiaux confrontent l’enfant à des modifications radicales des styles interactifs à des bouleversements préjudiciables de ses repères et compromettent toute possibilité de s’appuyer sur des liens d’attachement secure. Même étroitement accompagnés par leurs parents, les bébés qui doivent séjourner pour de longues périodes en réanimation néonatale ou dans des unités de soins très spécialisées, sont soumis passivement à des « expériences sensorielles déviantes », à des variations brutales et imprévisibles du niveau de stimulation, à une succession d’éprouvés corporels débordant nécessairement leurs capacités d’intégration. Les contraintes de fonctionnement du monde médicotechnique face à des enjeux vitaux gênent l’implication relationnelle des parents qui parviennent difficilement, dans un tel contexte, à assurer auprès de leur enfant leur rôle de pare-excitation et de transformateur de sensations.
Carences affectives dans le milieu familial :
Les carences affectives dans le milieu familial sont souvent difficiles à apprécier quand les négligences graves sont au premier plan des préoccupations des travailleurs sociaux qui « gravitent » souvent en vain autour des « familles à problèmes multiples », issues de milieux très défavorisés. Les bébés, plongés dans un monde chaotique, sont, certes, souvent portés dans les bras, maintenus en contact étroit avec leurs mères, mais cette proximité physique s’accompagne rarement d’une disponibilité psychique à leur égard. En fonction des aléas matériels, des reconfigurations relationnelles, du hasard des « points de chute », ces enfants sont fréquemment confiés à des adultes de passage, pour des durées indéterminées. Cette discontinuité relationnelle est souvent aggravée par les placements provisoires ou les séjours hospitaliers itératifs. Les mères négligentes ont par ailleurs des scores de dépression assez élevés. Ce facteur supplémentaire de risque de carence affective est largement souligné par des travaux récents qui démontrent la sensibilité des bébés aux variations d’expressions mimiques de leurs mères et l’impact négatif de la souffrance maternelle sur la qualité des interactions. Des comparaisons avec des dyades témoins permettent d’objectiver « les difficultés d’ajustement mutuel » dans les dyades mères dépriméesbébés qui ne semblent pas sans incidence sur « les profils communicatifs » des enfants et les processus attentionnels. Les fluctuations de l’humeur de mères traversées par des angoisses d’abandon ou des peurs archaïques exposent pareillement leurs bébés à des discontinuités d’investissement affectif que viennent aggraver des distorsions encore plus préoccupantes du lien mère-enfant.
Expressions cliniques de la souffrance de l’enfant soumis à une carence aiguë de ses liens affectifs privilégiés :
Manifestations réactionnelles directement provoquées par la séparation :
Les manifestations réactionnelles directement provoquées par la séparation sont bien connues depuis les travaux de Spitz et Bowlby. Les phases de protestation puis de désespoir se rencontrent banalement chez des enfants de 12 mois à 3 ans « éloignés de la figure maternelle à laquelle ils sont attachés et placés auprès d’étrangers dans un lieu inconnu ». Personne ne saurait demeurer insensible au désarroi de jeunes enfants placés à cet âge, et manifestant à « corps et à cris » leur détresse où se mêlent angoisse, colère et chagrin, et qui peuvent déployer une énergie farouche pour récupérer leur objet d’attachement.
« Le mal de placement » décrit par David est plus ou moins marqué selon l’âge de l’enfant, et l’insécurité qu’il a pu éprouver depuis sa naissance. Mais dès l’âge de 16 mois, un enfant semble pouvoir conserver en mémoire l’image d’un parent manquant et réactiver périodiquement les souvenirs des expériences de bien-être qui lui sont liées. De fait, pendant plusieurs semaines, l’enfant alterne souvent des moments de colère et de tristesse, et manifeste sa souffrance par ses conduites régressives ou d’opposition active face aux exigences éducatives des adultes chargés de suppléer l’absence de sa mère.
Séquelles à court terme :
Les « séquelles » à court terme ne sont habituellement pas très marquées après les retrouvailles avec la mère ou l’investissement d’une autre figure d’attachement suffisamment fiable et disponible. Au-delà d’une période « sensitive » de quelques jours, les expériences brutales de séparation pourraient cependant prédisposer l’enfant à développer un mode d’attachement anxieux et ambivalent, voire à souffrir d’une angoisse de séparation plus ou moins invalidante.
Séquelles à long terme :
Les « séquelles » à long terme sont plus hypothétiques. La morbidité psychiatrique serait plus élevée parmi les adultes ayant subi des deuils pendant leur enfance, mais il est probable que d’autres facteurs pathogènes concourent alors à accentuer la fragilité des sujets concernés.
Manifestations cliniques rattachables à une carence affective insidieuse et durable :
Les registres d’expression d’une souffrance le plus souvent torpide sont multiples et difficilement systématisables. Cependant, les troubles affectifs ou somatiques sont à comprendre comme des signes d’alarme qui témoignent directement de la souffrance, alors que les troubles instrumentaux ou du comportement permettent surtout de prendre la mesure des conséquences préjudiciables au plan du développement sociocognitif et de la construction de la personnalité. Certaines expressions sont plus ou moins probantes selon l’âge de l’enfant, la nature et la durée des carences subies.
Troubles affectifs :
Les troubles affectifs sont toujours présents chez les enfants les plus jeunes. L’angoisse se traduit souvent par des exigences jugées excessives, des craintes d’abandon, une vigilance exacerbée à l’égard des faits et gestes de leur entourage, un besoin de proximité avec l’adulte qui compromet toute initiative autonome.
Les enfants victimes de négligence développeraient dans près de 75 % des cas un style d’attachement anxieux/ ambivalent.
L’atonie thymique, l’inertie motrice, le repli interactif et la désorganisation psychosomatique qui caractérisent la « dépression blanche » du nourrisson pour Kreisler en sont aussi les principaux symptômes. Il en va de même pour le « syndrome du comportement vide » survenant au cours de la seconde année, dans un contexte de « désert » affectif où, sur le même fond d’apathie, surviennent des moments d’excitation et d’instabilité motrice. Ces différentes modalités de retrait relationnel qui, faute de répondant du partenaire privilégié, touchent les fondements du Soi, ne constituent pas une réelle réponse dépressive, qui présupposerait une possible intériorisation douloureuse de la perte par un Soi constitué. La « séquelle affective » habituelle de ces pathologies du vide, quand elles ont pu être réanimées par de nouvelles ouvertures relationnelles est, pour Soulé « une compulsion tragiquement masochiste à revendiquer l’affection dans des limites intolérables pour l’entourage ».
Manifestations somatiques :
Les manifestations somatiques sont évidemment l’une des composantes majeures de ces syndromes appartenant à la pathologie du vide relationnel. Or, l’anorexie, la perte de poids, les troubles du sommeil, les complications infectieuses répétées sont aussi des indices de gravité. Des signes flagrants de dénutrition ou de déshydratation n’ayant pas suscité l’inquiétude de l’entourage, la résolution rapide des symptômes grâce aux soins hospitaliers, l’aplatissement de l’arrière du crâne orientent naturellement vers une situation de négligence.
Mais ce sont surtout les troubles psychosomatiques, comme le mérycisme, le retard de croissance, voire le « nanisme psychogène », spectaculairement réversibles à la faveur d’un changement d’environnement affectif, qui témoignent plus spécifiquement de l’ampleur des dysfonctionnements corporels en lien avec le dysfonctionnement des interactions précoces. La persistance fréquente d’une gloutonnerie ou de troubles sphinctériens chez les enfants placés peut aussi, dans cette perspective, être comprise comme un signe « résiduel » de carence affective.
Troubles instrumentaux et cognitifs :
Les troubles instrumentaux et cognitifs, quasi constants dans un tel contexte, sont parfois considérés comme de simples retards de développement que l’enfant sera en mesure de compenser, si toutefois il bénéficie d’un milieu de vie plus favorable.
Troubles d’articulation, retards de parole et de langage :
Les troubles d’articulation, les retards de parole et de langage, plus ou moins marqués, s’inscrivent généralement dans la suite de perturbations plus profondes de la communication, comme en attestent d’abord la rareté du contact visuel ou la pauvreté des expressions sonores ou mimogestuelles. Des troubles spécifiques de l’apprentissage pourraient en découler secondairement.
Retards cognitifs :
Les retards cognitifs facilement « chiffrables » seraient proportionnels à la durée de la carence. Un écart de plusieurs mois entre âge mental et âge réel concerne près de 70 % des bébés élevés dans des conditions défavorables. Les progressions de l’efficience globale en cas d’évolution positive masquent parfois le maintien d’un fonctionnement intellectuel dysharmonique, de troubles d’organisation du raisonnement ou de processus de pensée archaïques.
Difficultés psychomotrices :
Les difficultés psychomotrices, souvent moins apparentes, se traduisent par des troubles du tonus, et de la coordination, une certaine maladresse mais surtout par un défaut souvent durable de l’organisation temporospatiale. Subsistent parfois longtemps une faible capacité à se situer dans une trame temporelle, une instabilité psychomotrice, voire quelques rythmies d’endormissement.
Troubles du comportement :
Les troubles du comportement manifestes dès le plus jeune âge sont souvent plus marqués chez les enfants plus grands et à l’approche de la puberté.
Conduites d’inhibition globale :
Les conduites d’inhibition globale prolongent parfois l’atonie motrice du nourrisson carencé. Les enfants fonctionnant sur ce registre restent passifs, en retrait, incapables de s’affirmer, de prendre une initiative ou de satisfaire leur curiosité. Ils se montrent parfois hyperadaptés aux attentes des adultes auxquels ils se soumettent dans une recherche constante d’approbation.
Conduites d’opposition :
Les conduites d’opposition particulièrement fréquentes vers 2 ou 3 ans, chez les enfants insuffisamment soutenus dans les phases critiques de leur processus de séparation-individuation, s’installent parfois durablement sous la forme d’un « trouble oppositionnel avec provocation ». L’intolérance à la frustration, le besoin d’accaparer l’attention d’autrui, le sentiment de n’être jamais pris en compte qui témoignent de l’absence de cicatrisation des blessures narcissiques, provoquent d’inévitables colères où s’intriquent manifestations auto- et hétéroagressives.
Conduites antisociales :
Des conduites « antisociales » complètent souvent ce tableau de revendication affective maladroite. Vols, fugues, fabulations, injures, détériorations, cruauté avec les animaux, agressions diverses accomplis sans regret risquent d’engager ces enfants, parvenus à dénier leur souffrance profonde, sur la voie de la délinquance.
Incertitudes au plan du pronostic : critères de gravité et facteurs de protection
La question d’une complète réversibilité des troubles en lien avec une carence affective reste posée. Même en l’absence de symptômes résiduels, le développement d’un mode d’attachement sécure n’est pas fréquent.
Critères de gravité :
Certains critères de gravité ont été dégagés et chacun s’accorde sur le caractère péjoratif des carences précoces (avant 1 an) et prolongées (au-delà de 6 mois), s’accompagnant de ruptures multiples, de négligence sévères, d’abus sexuels ou de diverses formes de distorsion relationnelle.
Facteurs de protection :
Interviendraient à l’inverse comme facteurs de protection la qualité des premiers liens, et surtout la suppléance exercée par des personnes « ressource » assurant à l’enfant un minimum d’investissement affectif continu. Comme y insiste Soulé, il devient, à long terme, aléatoire « d’attribuer à la seule carence l’étiologie des troubles constatés, car la complexité de l’évolution du développement et des conflits n’autorise pas la simplicité causale ». D’autres facteurs d’environnement interfèrent pour infléchir dans un sens favorable ou non les compétences de l’enfant. D’autres ruptures relationnelles, l’absence de soutien dans des épreuves difficiles ou au moment du « passage adolescent » contribuent parfois à réactiver un sentiment de perte qui semblait oublié. A contrario, il suffit parfois qu’un seul point d’appui soit offert pour éviter l’effondrement.
Cyrulnik rappelle que dans l’étude de Spitz, sur les 123 nourrissons privés de leurs mères, 81 d’entre eux n’ont présenté aucun trouble. En raison probablement d’un tempérament plus facile, et d’une meilleure base de sécurité affective, ces enfants ont pu tirer profit des rares occasions d’échanges affectifs avec les adultes au moment des soins. Persistent enfin beaucoup d’inconnues concernant les incidences neuroendocriniennes et neurochimiques des carences précoces. Des études réalisées chez les primates semblent cependant montrer l’existence de perturbations durables du système sérotoninergique de jeunes singes Rhésus privés de leur mère.
Incidences des carences affectives sur les organisations pathologiques de la personnalité :
Pathologies limites :
Les pathologies limites pourraient constituer un risque évolutif majeur pour les enfants ayant subi des défaillances graves de leur environnement affectif. Ce n’est certes pas une condition suffisante, compte tenu de la résilience dont font preuve certains.
Un certain nombre d’entre eux, particulièrement marqués par l’accumulation de ruptures de leurs liens affectifs, se trouvent pris au hasard des mauvaises rencontres dans l’engrenage des transgressions, des conduites addictives ou des actes délinquants.
Certaines jeunes filles, devenues prématurément mères risquent, faute de modèle de contenance, de désinvestir très vite leur bébé et de reproduire ainsi à la génération suivante la carence affective qu’elles ont elles-mêmes subie.
Autres organisations de la personnalité :
Les autres organisations de la personnalité sont moins directement concernées par le rôle étiopathogénique potentiel des carences affectives. Il n’est cependant pas exclu que des séparations, des deuils ou diverses formes d’indisponibilité parentale puissent être à l’origine de la sensibilité dépressive de patients par ailleurs bien structurés sur un mode névrotique. Certaines carences très précoces sont parfois responsables de spectaculaires réactions de retrait et de stéréotypies évoquant un syndrome autistique mais l’évolution rapidement favorable grâce aux capacités de contenance des soignants permet d’écarter cette éventualité. La discussion reste plus ouverte pour certains tableaux de dysharmonies évolutives graves survenant dans un contexte évident de carences affectives précoces et prolongées. Enfin, le retard du développement intellectuel fréquent dans les carences « institutionnelles » a naturellement fait craindre un risque d’organisation déficitaire qui ne se profile réellement, là aussi, qu’en cas de carence sévère et durable.
Discussion psychopathologique :
Le débat théorique opposant la conception de Spitz sur la perte de l’objet libidinal et celle de Bowlby sur la perte de l’objet d’attachement a perdu de son actualité avec les nombreux travaux explorant la complexité des interrelations précoces. Comme on l’a vu, le nourrisson peut souffrir de carence affective sans être physiquement séparé de sa mère, s’il ne bénéficie pas suffisamment de sa fonction de contenance.
C’est surtout l’absence de mutualité dans les échanges qui pourrait provoquer « une sous-alimentation narcissique primaire », faire obstacle à l’élaboration de la position dépressive et compromettre durablement le travail de séparation psychique. En résulterait pour ces enfants « carencés », « abandonniques » ou « limites » une insécurité profonde, une difficulté persistante à délimiter un espace psychique propre et, de fait, le maintien d’une économie psychique de type parasitaire, qui semble toujours « placée en dérivation » sur celle d’autrui.
Mesures thérapeutiques :
Reconnaissance de la souffrance de l’enfant :
La reconnaissance de la souffrance de l’enfant dans ses diverses modalités d’expression est un premier temps thérapeutique déterminant. L’absence de détresse manifeste dans les formes torpides de carence risque pourtant d’en faire sousestimer les conséquences cliniquement moins flagrantes.
Renforcement et amélioration qualitative de l’offre relationnelle :
Le renforcement et l’amélioration qualitative de l’offre relationnelle ne se posent pas dans les mêmes termes dans le milieu familial que dans le milieu institutionnel. Il importe d’abord, quand les conditions le permettent, que soit tentée une psychothérapie mère-nourrisson propre à restaurer la mutualité des échanges. Mais la gravité de la situation de carence ou de négligence peut imposer le placement pour protéger l’enfant.
Or, cette mesure de séparation sociale ou judiciaire n’est pas thérapeutique en soi. Dans un tel contexte, l’enfant doit certes bénéficier d’un maternage ajusté à la nature de sa souffrance et aux particularités de ses aménagements défensifs, mais aussi d’un dispositif d’écoute, d’accompagnement, et de soins.
Les services d’accueil familial thérapeutique, les jardins d’enfants spécialisés et diverses psychothérapies de groupe constituent quelques-unes des réponses adaptées à la prise en charge coordonnée de ces situations complexes.
Mesures préventives :
Lutte contre les facteurs de carences au sein des structures d’accueil :
La lutte contre les facteurs de carences au sein des structures d’accueil des jeunes enfants a incontestablement porté ses fruits.
Le personnel des pouponnières, averti des risques encourus par les enfants placés, s’efforce de développer une « relation privilégiée, stable et fiable » avec chacun d’entre eux.
L’intérêt d’individuer chaque bébé en valorisant son activité spontanée a été particulièrement démontré par les travaux d’Emmi Picler à la fondation Loczy. La présence de psychologues formés à l’observation du nouveau-né auprès des équipes de soins précoces se révèle très souvent utile pour mieux « penser bébé » dans la durée.
Interventions préventives auprès des « familles à risque » :
Les interventions préventives auprès des « familles à risque » restent difficiles à mettre en oeuvre, malgré les efforts déployés par les services de PMI, et les dispositifs de soutien à domicile. Des psychothérapies mère-nourrisson ont pourtant été tentées dans les familles à problèmes multiples. Une identification positive au regard d’un thérapeute, parfois suscitée à l’occasion des séances hebdomadaires d’observation du nourrisson à domicile, ouvre des perspectives prometteuses. L’aide à la parentalité peut en effet porter ses fruits en cas d’alliance authentique, mais force est d’admettre qu’il y a parfois « un risque d’acharnement à vouloir qu’une relation mère-enfant s’établisse » alors que tout démontre que ce projet est voué à l’échec. Certains préconisent de mener des actions préventives auprès des jeunes couples, voire des adolescents en leur qualité de futurs parents. Un certain travail psychologique paraît en effet possible avec des adolescentes « difficiles » à la faveur des changements qui s’opèrent au moment de leur accès à la parentalité.
Conclusion :
La délimitation du champ des carences affectives et des négligences graves reste difficile alors que chacun s’accorde sur la gravité potentielle de leur retentissement sur l’ensemble de l’organisation psychique de l’enfant. Aussi, convient-il de bien connaître les divers registres d’expression de la souffrance induite par une perte ou un défaut de mutualité dans les interrelations précoces, pour tenter de les pallier au plus vite.
Comme le souligne Cyrulnik, « l’avenir est moins sombre quand on dispose autour de l’enfant quelques tuteurs de développement ». Encore faut-il le faire sans tarder pour qu’il ait à nouveau toutes ses chances de devenir un adulte épanoui et un parent attentif.