L’anorexie (du grec anorexia) est étymologiquement la perte ou la privation de l’appétit. Le praticien confronté au patient souffrant d’anorexie doit se poser et répondre à quatre questions principales :
– comment diagnostiquer une anorexie ?
– quelles sont les causes de cette anorexie ?
– quelle en est sa gravité ?
– comment traiter le patient ?
Ici plus qu’ailleurs, la prise en charge globale du malade dans son environnement est essentielle.
DIAGNOSTIC :
Interrogatoire :
L’anorexie se traduit cliniquement par une perte de l’appétit ou de la motivation à s’alimenter.
Dans une grande majorité des cas, elle est spontanément rapportée par le patient. On peut ainsi observer une réduction de la taille ou de la fréquence des repas, voire leur quasi-disparition.
L’anorexie peut également se traduire par une sélection des aliments et des nutriments ou une réduction du plaisir lié à la prise alimentaire.
Chez les patientes anorexiques mentales, le symptôme peut être souvent nié malgré l’évidence clinique de l’amaigrissement, contrastant avec une activité normale voire augmentée.
Il faut savoir distinguer par l’interrogatoire une absence d’envie de manger d’une satiété précoce caractérisée par une sensation de plénitude digestive qui survient après ingestion d’une petite quantité d’aliments. La sitiophobie se caractérise par une prise alimentaire réduite par crainte de troubles digestifs alors que l’appétit est conservé. Cette restriction par peur de manger se rencontre également en cas d’odynophagie, lorsque l’acte alimentaire est douloureux quelqu’en soit la cause.
L’étude de la prise alimentaire est essentielle, mais parfois difficile. La prise alimentaire actuelle doit être évaluée par rapport avec les ingesta antérieurs. L’aide d’une diététicienne est souvent nécessaire. On peut demander au patient de tenir un carnet alimentaire. Sa tenue, malgré sa lourdeur, fait d’ailleurs partie de la prise en charge. Il peut ainsi aider à modifier les comportements, en particulier en cas d’anorexie ou de boulimie. L’interrogatoire analyse la diversité de l’alimentation, la fréquence des repas, l’utilisation éventuelle de compléments nutritionnels oraux, les préférences et les aversions, surtout si certaines sont récentes.
Patients anorexiques :
L’anorexie est un symptôme fréquent dont la prévalence dans la population est de l’ordre de 4 %. En dehors des patientes anorexiques mentales, certains groupes d’individus sont particulièrement concernés : personnes âgées, patients cancéreux chez qui l’anorexie peut être inaugurale.
On estime que 5 à 30 % des personnes de plus de 70 ans autonomes au domicile souffrent d’un certain degré d’anorexie. Cette anorexie « physiologique » qui accompagne le vieillissement est liée à des altérations du goût et de l’odorat, mais également à des perturbations de la régulation de l’appétit. Quinze à 40 % des patients cancéreux ont une anorexie au moment de la découverte du diagnostic. S’il existe des troubles digestifs associés, le risque de dénutrition est d’autant plus élevé. D’une manière générale, l’anorexie accompagne tous les dysfonctionnements de l’homéostasie interne de l’organisme.
ÉTIOLOGIE :
Les causes de l’anorexie sont nombreuses et variées (Encadré 1). En schématisant, l’anorexie peut être soit d’origine organique (secondaire à une pathologie sous-jacente comme une néoplasie, une infection chronique) soit d’origine psychogène (anorexie mentale, syndrome dépressif).
La prise en charge du malade dans sa globalité est une donnée fondamentale de l’approche du symptôme d’anorexie. Il faut prendre en compte la thymie du malade, son cadre et ses conditions de vie, ses ressources financières, son environnement familial et affectif. La dépendance que peut entraîner la maladie, le vieillissement ou le handicap étant des facteurs qui diminuent le plaisir de manger et peuvent conduire à une véritable anorexie secondaire.
Les pathologies en cause peuvent être d’origine infectieuse, inflammatoire ou tumorale ; elles peuvent être aiguës ou chroniques (Encadré 1).
Encadré 1. Principaux facteurs de risque de l’anorexie
Facteurs physiologiques Vieillissement
Facteurs organiques somatiques
Affections aiguës et chroniques : cancers, infections, affections gastro-intestinales et hépatiques, insuffisance d’organe (coeur, poumon, rein), endocrinopathies
Agression physique : traumatisme, brûlure, chirurgie, radiothérapie
Médicaments : antimitotiques, antihypertenseurs, digitaliques, diurétiques, analgésiques morphiniques, antibiotiques, antalgiques
Toxiques : consommation excessive d’alcool, toxicomanie
Facteurs psychologiques et neuropsychologiques
Désordres émotionnels : tristesse, ennui, inquiétude
État dépressif
Troubles cognitifs : déficit de la mémoire, des praxies, des fonctions exécutives
Facteurs fonctionnels
Dépendance dans les activités de la vie quotidienne : manger, préparer ses repas, faire ses courses
Réduction des activités physiques
Facteurs socioéconomiques
Isolement
Faibles revenus
Les étiologies en sont nombreuses :
– dysfonction d’organes : insuffisances respiratoire,
cardiaques évoluées, rénale, etc. ;
– infection, aiguë ou chronique ;
– pathologie inflammatoire ou tumorale (en particulier en cas de dysgueusie, dysphagie, vomissements, etc.) ;
– médicaments dont l’inventaire est à faire, en particulier les chimiothérapies ;
– traumatisme.
L’anorexie est souvent plus marquée à la phase aiguë de la maladie. Elle régresse généralement avec la guérison de la pathologique en cause.
Les explorations nécessaires (imagerie, biologie) sont fonction du tableau clinique et se rapprochent de celles décrites dans le chapitre Amaigrissement.
L’anorexie fait partie des signes du syndrome dépressif, souvent diagnostiqué sans difficulté à l’interrogatoire. Il faut cependant faire attention au piège du syndrome dépressif secondaire à une pathologie organique. L’anorexie est alors liée à la fois à la pathologie et au syndrome dépressif réactionnel.
L’anorexie mentale fait partie des troubles du comportement alimentaire. Des critères diagnostics ont été établis (Encadré 2). Elle est le plus souvent masquée et non avouée.
Encadré 2. Critères diagnostiques de l’anorexie mentale adaptés de l’American Psychiatric Association
Amaigrissement
> 15 % du poids normal, allant jusqu’à 50 %. Déni de la maigreur et de la gravité de la dénutrition.
IMC < 15, dénutrition grave
IMC < 12, mise en jeu du pronostic vital du seul fait de la dénutrition
Anorexie
Refus de s’alimenter, angoisse de grossir. Tri, grignotage, amassement et ritualisation au cours des repas
Aménorrhée
Primaire ou secondaire, constante si IMC < 18
Absence de symptômes de la série psychotique ou mélancolique
Absence de pathologie organique, digestive, infl ammatoire, endocrinienne, hypophysaire ou tumorale.
Deux formes se distinguent
Anorexie restrictive pure : 65 à 75 % des cas
Accès boulimiques avec vomissements : 25 à 35 % des cas
GRAVITÉ DE L’ANOREXIE :
L’anorexie peut être grave lorsqu’elle devient chronique. Une anorexie qui dure au-delà de 10 jours – par exemple en postopératoire de chirurgie lourde – peut aboutir à une dénutrition. Le risque est alors la dénutrition protéinoénergétique avec perte de poids et ses complications propres (troubles hydroélectrolytiques avec troubles cardiaques secondaires, sensibilité aux infections, etc.) Une anorexie doit être considérée comme grave si la prise alimentaire quotidienne est inférieure au tiers des besoins, soit en moyenne chez l’adulte moins de 600 à 700 Kcal/jour, et durant au moins 7 à 10 jours.
L’indice de masse corporel doit être calculé et comparé aux valeurs normales (> 18,5 chez l’adulte jeune, > 20 à 22 chez le sujet de plus de 70 ans). Pour aller plus loin dans l’évaluation de l’état nutritionnel, un moyen simple est de combiner dans un indice pronostic la valeur de l’albumine plasmatique et du pourcentage de perte de poids, ce que le NRI ( Nutritional Risk Index) de Buzby réalise facilement. Le calcul de l’indice se fait par la formule : NRI = 1,519 x albumine (g/L) + (poids actuel/poids usuel) x 100. Cette évaluation classe les malades en trois groupes. Le groupe I (état nutritionnel normal) est constitué des malades dont le NRI est supérieur à 97,5 %, même s’il y a perte de poids qui est alors parfaitement adaptative. Le groupe II (modérément dénutri) est constitué des malades dont le NRI est compris entre 83,5 et 97,5 %. Le groupe III (sévèrement dénutri) est constitué des malades dont le NRI est inférieur à 83,5 %. Chez les malades présentant une dénutrition sévère, une assistance nutritionnelle doit être envisagée rapidement (voir aussi chapitre Amaigrissement).
TRAITEMENT :
Le premier traitement de l’anorexie est celui de la pathologie sous-jacente. Le deuxième traitement est celui de l’éventuelle dénutrition protéinoénergétique secondaire aux restrictions alimentaires, observée lorsque l’anorexie dure au-delà d’une semaine.
Le traitement de la dénutrition fait appel à l’assistance nutritionnelle d’une part et aux médicaments orexigènes d’autre part.
Assistance nutritionnelle :
Le recours à une assistance nutritionnelle se décide essentiellement en fonction de la dénutrition (indice nutritionnel de Buzby, taux de préalbumine, de cholestérol, de lymphocytes, de vitamines, etc.). La prise en charge est résumée dans le tableau I.
L’assistance nutritionnelle fait d’abord appel à la voie entérale. Il faut expliquer au patient et à la famille que cette assistance ne coupe pas forcément l’appétit et qu’elle peut au contraire stimuler la prise alimentaire en rendant le tube digestif fonctionnel. La nutrition orale assistée fait appel à la complémentation orale. Les principes sont décrits dans l’encadré 3. Il existe de nombreux produits sous forme de petits berlingots avec des textures variées et toute une gamme de goûts adaptés aux préférences individuelles (voir chapitre Amaigrissement). L’apport énergétique varie entre 150 et 300 kcal par portion, l’apport protéique de 12 à 30 g de protéines.
Encadré 3. Utilisation rationnelle de la nutrition assistée par voie orale
Expliquer au malade l’objectif thérapeutique, l’encourager en cas d’anorexie, le rassurer sur la tolérance digestive.
Servir le supplément frais (température du réfrigérateur).
Servir le supplément à distance des repas (2 heures avant ou après).
Adapter les arômes et la texture au goût des malades.
Insister pour que le complément soit consommé au moment où il est servi.
Préparer si nécessaire le complément au malade (ouverture, mise en place de la paille, etc.).
Contrôler la consommation du supplément. Si la consommation est incomplète, analyser les raisons, tenter d’améliorer la compliance
L’utilisation de la nutrition entérale à domicile est plus complexe. Elle est initiée le plus souvent à l’hôpital puis prise en charge à l’hôpital via un système d’hospitalisation à domicile.
Dans tous les cas, la nutrition orale et/ou entérale assistée est prise en charge par la CNAM dans un forfait de soins à domicile qui fait appel ou non à un prestataire de soin.
Le rythme d’administration des médicaments est modifié en fonction des repas : ils ne doivent pas gêner la prise alimentaire (vomissements, grande quantité de comprimés et donc d’eau à prendre avant le repas, etc.). L’horaire et la composition des repas sont réévalués en fonction des goûts et du désir du patient. Le caractère convivial de la prise alimentaire est essentiel.
Traitements orexigènes :
La prescription de traitements orexigènes dépend de la pathologie sous-jacente, des effets secondaires et de leur rapport bénéfice/risque.
Les corticoïdes peuvent être efficaces même à petite dose : 5 à 10 mg/j de prednisone ( Cortancyl®).
Les progestatifs peuvent être utilisés, en particulier en cas de cancer ou de sida : la médroxyprogestérone Farlutal®) est la plus utilisée à la dose de 250 à 500 mg/j. Le risque d’effets secondaires en particulier thromboemboliques doit être mesuré. L’utilisation d’acides gras oméga 3 ou d’anticytokines est réservée au domaine de la recherche clinique. Aucun autre traitement ne doit être utilisé dans cette indication. Les antihistaminiques autrefois utilisés n’ont jamais démontré leur efficacité réelle et doivent être abandonnés dans le traitement de l’anorexie.
CONCLUSION :
L’anorexie est un symptôme complexe survenant aussi bien au cours d’affections aiguës que chroniques.
Des mécanismes physiopathologiques multiples et des causes variées en font un véritable défi en nutrition clinique. Une stratégie de dépistage et de signalement des personnes anorexiques doit être instaurée. Il est important une fois l’anorexie dépistée de ne pas laisser une dénutrition s’installer. Il ne faut pas oublier que l’anorexie peut-être en apparence isolée et qu’elle peut être le premier symptôme d’une maladie sous-jacente plus grave, que seule une démarche médicale diagnostique bien menée permettra de diagnostiquer et donc de traiter assez tôt.