La boulimie se définit par l’absorption compulsive
de grandes quantités de nourriture, sans aucun rapport avec la faim, et se terminant habituellement par des vomissements spontanés ou plus souvent provoqués. Il s’agit d’une pathologie fréquente et peut-être sous-estimée dans la mesure où les sujets qui en sont atteints cachent les accès dont ils sont victimes.
La prévalence de l’affection a été appréciée dans une méta-analyse par Makino en 2004 : de 0,3 % à 7,3 % chez les femmes et de 0 à 2,1 % chez les hommes des pays occidentaux, de 0,46 à 3,2 % chez les femmes non occidentales. Dans une autre méta-analyse effectuée aux Pays-Bas, les chiffres fournis sont de 1 % chez les jeunes femmes et de 0,1 % chez les jeunes hommes avec une incidence annuelle de 12 cas pour 100 000 habitants. Dans une étude prospective menée en Scandinavie en 2004, sur 1 026 filles et 934 garçons de 14-15 ans, la prévalence a été établie à 1,2 % chez la fille et 0,4 % chez le garçon.
DÉPISTER UNE BOULIMIE :
Tableau clinique :
Il est habituellement pauvre. Les patients atteints sont de poids le plus souvent normal et ne montrent pas à leur entourage de signes pathologiques pouvant alerter. L’alimentation prise lors des repas partagés, ou non, est le plus souvent normale. Les irrégularités menstruelles sont assez fréquentes mais l’aménorrhée représente moins de 10 % des cas. Quelques petits symptômes peuvent attirer l’attention : une hypertrophie des glandes parotides, loin d’être constante, de petites ulcérations du dos des métacarpiens ou des premières phalanges, témoin des pratiques de vomissements provoqués. Mais, les sujets cachent leur pathologie et ne s’en ouvrent que lorsqu’ils ne peuvent plus psychologiquement la supporter.
L’association anorexie mentale boulimie n’est pas très fréquente. Les deux pathologies peuvent se succéder dans l’histoire des patients.
D’assez rares anorexiques, avec un poids très faible, ont des comportements boulimiques. La prise alimentaire massive se fait alors comme chez les boulimiques pures en dehors des repas, en cachette. Les anorexiques cachectiques prenant ostensiblement des repas pantagruéliques qu’ils vont vomir ensuite ne participent pas de la boulimie telle que nous l’envisageons ici.
Complications propres à la boulimie :
Les complications propres à la boulimie sont rares. Chez certains, la prise concomitante de laxatifs et/ou de diurétiques dans une recherche désespérée de la vacuité peut engendrer des troubles hydroélectrolytiques et en particulier une hypokaliémie source de parésie intestinale ou même d’occlusion, et de possibles troubles du rythme cardiaque graves.
ÉLÉMENTS DE PATHOGÉNIE :
Études génétiques :
Les troubles du comportement alimentaire ont fait l’objet de travaux depuis une vingtaine d’années. Cependant pour la boulimie, les études menées sur les paires de jumeaux en particulier n’ont pas permis de mettre en évidence de différences entre les jumeaux homo- et hétérozygotes.
Il n’y aurait donc pas de facteur génétique prédisposant direct. À l’opposé, par rapport à un groupe contrôle, on note nettement plus de troubles affectifs dans les familles de boulimiques, trois ou quatre fois plus fréquents chez les parents au premier degré, alors que la différence est peu significative pour les familles d’anorexiques.
Facteurs psychosociaux :
Les facteurs psychosociaux jouent également un rôle moins affirmé que pour l’anorexie mentale.
Certes la glorification sociale du mince peut négativement influencer, mais les accès boulimiques vrais sont la conséquence d’une pulsion en quelque sorte toxicomaniaque plus que d’une préoccupation pondérale. Il n’empêche qu’une fois le monceau de calories englouti, le vomissement, aidé parfois du laxatif, est là pour ne pas grossir.
Personnalité du sujet boulimique :
La personnalité du sujet boulimique est marquée par la constance de l’anxiété, la fréquence d’une tendance dépressive et des traits toxicomaniaques.
L’anxiété est honteuse, et les boulimiques cachent aussi longtemps que possible une pratique dont ils ne retirent aucune fierté. Ces troubles peuvent évoluer par périodes, les moments où la boulimie est la plus présente correspondant à des phases de repli sur soi plus marqué.
Les patients expriment rarement mais ressentent souvent un sentiment d’absence totale de maîtrise de soi, cause ajoutée d’autodévaluation.
Ces traits sont partagés avec bien des toxicomanes, et la boulimie peut être assimilée à une toxicomanie aux aliments. Une étude de Flament en 1999 a d’ailleurs montré qu’en France sur plus de 300 boulimiques, 37 % consommaient une ou plusieurs substances psychoactives, anxiolytiques d’abord pour un tiers d’entre elles, mais aussi alcool et drogues illicites.
Cette personnalité s’est construite dans une famille où des troubles affectifs sont souvent présents. Les conflits conjugaux et les divorces y seraient plus fréquents et plus durs que dans la population générale. En tout cas, les patients estiment souvent que leur rôle dans la vie est de faire tenir ensemble un père et une mère qui sans cela se sépareraient. Le vécu d’expériences traumatisantes de l’enfance est également plus fréquent que dans une population témoin. Il en est ainsi des abus sexuels notés par Vanderlinden dans l’histoire de 18 % des boulimiques (contre 10 % des anorexiques restrictives).
ASSOCIATIONS, DIAGNOSTIC DIFFÉRENTIEL :
Associations :
Nous avons vu les relations entre boulimie et toxicomanie. Une dysrégulation endorphinique a été évoquée dans la boulimie où l’on a noté des taux plus faibles d’endorphines dans le liquide céphalorachidien (LCR) par rapport aux témoins, cette baisse étant par ailleurs corrélée à l’échelle de dépression. L’interprétation de ces faits n’est pas simple.
Les relations entre boulimie et pratiques sportives ou physiques intensives peuvent être expliquées par le système endorphinique. L’étude des 1 696 athlètes norvégiens de haut niveau a montré en 2004 une prévalence significativement plus grande de troubles du comportement alimentaire y compris la boulimie par rapport aux témoins. Sur les 113 danseuses non professionnelles étudiées en 2003 à Florence par Rivaldi, on retrouve 2,7 % de boulimiques, chiffre statistiquement supérieur à celui des témoins appariés.
Diagnostic différentiel :
Il n’y en a guère, tant la symptomatologie de la maladie est particulière. On cite la possible et passagère confusion avec une schizophrénie débutante, et quelques très rares maladies neurologiques dont le syndrome de Kleine-Levin (hypersomnie et polyphagie) et le syndrome de Kluver-Bucy, lésion temporale bilatérale qui s’accompagne d’hyperphagie, de PICA et de désinhibition sexuelle.
TRAITEMENT ET PRONOSTIC :
Traitement :
Souvent, le patient boulimique se résout à consulter un médecin parce que la situation lui est devenue intolérable. La démarche est fragile et l’écoute du médecin ne doit pas faillir. La qualité de ce premier contact est très importante.
Même s’il est excellent, le patient peut disparaître à nouveau et se cacher dans sa dépression, son anxiété et sa honte. La consultation aura dans ce cas au moins permis que le fi l ne soit pas rompu et qu’une réelle thérapie puisse ultérieurement s’instaurer.
Psychothérapie :
La psychothérapie est évidemment très importante.
Dans les cas les plus légers, elle pourra être assurée par le médecin de famille. Un avis psychiatrique est très souvent utile. Et dans bien des cas, une véritable prise en charge psychiatrique s’avère nécessaire. Les thérapeutiques cognitives et comportementales, les approches psychanalytiques (parfois un peu plus tolérantes quant à la méthode) sont employées selon les cas et les compétences du thérapeute.
Traitement médicamenteux :
Antidépresseurs :
Les antidépresseurs sont les plus utilisés. Ce sont les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine qui sont aujourd’hui employés. De nombreuses études ont montré que la fluoxétine diminuait nettement (de plus de 50 %) la fréquence des crises de boulimie, indépendamment ou non de son effet sur l’humeur des patients. D’autres molécules de la même famille ont été également utilisées avec succès, la fluvoxamine et plus récemment le citalopram. Ces médicaments tendent à supplanter les tricycliques (imipramine, désipramine, etc.) qui avaient également obtenu une réduction du nombre des crises.
Antiépileptiques :
Les antiépileptiques peuvent également être utiles. Green et Rau avaient en 1974 émis l’hypothèse que les crises boulimiques pourraient être considérées comme des variantes de crises convulsives. Dès 1977, la phénitoine avait été employée avec des résultats non toujours confirmés.
Deux études récentes remettent au goût du jour ces traitements. Hedge, en 2003, a montré que, contre placebo, le topimarate entraînait une diminution du nombre des accès, mais aussi une amélioration de l’estime de soi, de l’image corporelle et de l’anxiété. Le zonisamide (non encore commercialisé en France) a tendance à faire perdre du poids et serait également actif dans la boulimie.
Autres molécules :
D’autres molécules ont été essayées. La naltrexone a été testée dans les années 1990 à des doses allant jusqu’à 300 mg. L’efficacité rejoignait les doses hépatotoxiques ! L’ondansétron a obtenu des résultats notables dans trois petites études. Ces deux classes médicamenteuses ont été employées au vu du rôle pathogénique des endorphines et de la sérotonine (gènes, récepteurs) dans les troubles du comportement alimentaire.
Pronostic :
L’évolution est souvent marquée par une alternance de mieux et de rechutes, plus ou moins liés au moment thérapeutique. Le pronostic à long terme a fait l’objet de quelques travaux récents. Jager, en 2004, a étudié 80 boulimiques allemandes avec un recul de 5 à 7 ans.
Plus de 60 % d’entre elles ne présentent plus aucun trouble du comportement alimentaire et bénéficient d’une adaptation familiale et professionnelle normale. Ces bons résultats n’ont pas été retrouvés à Taïwan où au contraire 56 % des patientes continuent de présenter après 10 ans des troubles du comportement alimentaire.
Toutes les études se rejoignent pour dire que peu de patientes, moins de 5 %, passent de la boulimie à l’anorexie restrictive.
Une méta-analyse de 2003 indique qu’« un large groupe de boulimiques passe à l’état chronique et souffre de symptômes boulimiques sévères et de perturbations sociales et sexuelles ». Cette évolution difficile est marquée par des tentatives de suicide chez un quart des patients, souvent sérieuses et/ou multiples, mais rarement mortelles.
Cependant, après 11,5 ans de suivi, un travail effectué sur 173 femmes boulimiques a noté que 74,6 % d’entre elles avaient mené à bien au moins une grossesse, et seulement 1,7 % avait rapporté un problème de stérilité, chiffres non différents de ceux de la population de référence.
La mortalité à 10 ans des boulimiques ne diffère pas non plus de celle des témoins.
Peu d’éléments pronostiques ont été dégagés.
L’évolution à long terme ne dépend pas, semble-t-il, de la précocité de la prise en charge, mais plus de la sévérité du contexte psychologique des malades et de la qualité de la prise en charge thérapeutique.