Le paradigme actuel :
Psychoses et névroses sont les variantes structurelles du « cristal de roche » qu’est la personnalité, selon le système de conception et de représentation des arcanes du psychisme humain avancé par S. Freud et ses héritiers, les tenants de la psychanalyse. La psychanalyse est à la base de la grille de lecture la plus usuelle concernant les troubles psychiques mais elle reste, à l’heure actuelle, quasiment muette sur le sujet.
La richesse clinique des troubles de la personnalité et de leur expression pathologique comportementale ne se satisfait plus de cette dichotomie réductrice. Cette constatation a conduit à postuler l’existence d’une troisième entité structurelle de la personnalité, potentiellement autonome par l’agencement de ses déterminants psychogénétiques et son fonctionnement intrinsèque qui sont perceptibles à travers la clinique.
Cette troisième entité potentielle ne serait pas seulement une interface entre les deux structurations psychodynamiques princeps, psychose et névrose. Psychose et névrose sont des concepts qui ont été individualisés à grande distance historique : la névrose par W. Cullen (1769) et la psychose par E. Von Feuchtersleben (1845).
Dès le milieu du XXe siècle, confrontés à la question des limites de ces concepts structuraux, les cliniciens ont proposé des dénominations intermédiaires destinées à atténuer la contradiction entre la théorie et la clinique. Cette troisième entité soupçonnée empiriquement ne serait ni une schizomanie, ni une pré-schizophrénie, ni une schizophrénie incipiens, ces trois appellations renvoyant à une proximité fondamentale à la psychose. Elle ne renverrait pas plus à de simples formes de passage insidieux entre les deux pôles, ce qui serait peu compatible avec le modèle théorique binaire freudien. Elle constituerait une tiers-structure si ce n’est un tiers état, voire un tiers-monde de la psychiatrie tant les sujets qui en relèvent apparaissent « marqués par le malheur ». Les conceptualisations destinées à transcender la dichotomie psychose/névrose sont nombreuses et ce nombre signe justement la difficulté théorique du problème. Aujourd’hui encore, le terme d’état limite reste un terme flou et à partir de ces considérations, on voit que cette notion d’état limite a été admise « en creux », par élimination.
Cependant, bien que construit à l’aide de références théoriques et d’intuitions cliniques appartenant au champ psychanalytique, ce postulat dérangeant donne un sens enrichi à des désordres psychocomportementaux atypiques et il dégage d’autres logiques résolutives que psychose et névrose. Ainsi, il subvertit le modèle auquel il se réfère et en fait éclater la cohérence. Dès lors, même aujourd’hui de nombreux psychanalystes le réfutent.
En dehors de ce néo-contexte explicatif, nombre de tableaux cliniques actuels, seraient à admettre, par défaut, comme des errements diagnostiques, des états mixtes ou des formes hybrides, des coïncidences ou des comorbidités habituelles. L’évolution de la nosographie regorge de tentatives destinées à donner un sens à ces tableaux atypiques, en fonction de la variation de leur visibilité sociale. Nous avons évoqué la schizomanie mais on a pu parler de « psychonévrose » (S. Freud, à propos de la névrose obsessionnelle) voire de « psychose hystérique », ce qui était un non-sens théorique puisque c’était un terme accolant deux éléments appartenant à des structures psychiques opposables.
La réalité ne peut se plier à la théorie, elle est vouée à dessiner, par son irréductibilité, d’autres pistes hypothétiques fécondes ou se révélant être des impasses thérapeutiques puisque le but de toute théorisation en la matière reste d’éclairer la pratique, que ce soit dans la compréhension du phénomène ou dans la mise en place de traitements originaux.
Par référence au fait qu’ils relèvent d’états psychiques frontières, riches précisément par leur instabilité, L. Fineltain (1996), nomma styxose cette disposition limite mais autonome par rapport à psychose et névrose de la personnalité. Cette terminologie a le mérite de mettre sur un pied d’égalité les trois entités sans subordonner l’une aux deux autres.
Tenant compte du fait que nombre d’individus présentaient des troubles psychiques sans complètement « verser dans la maladie mentale » (c’est un autre sens de l’état-limite) on a pu postuler que la notion d’état-limite correspondait aux troubles graves de la personnalité.
En effet, ces « troubles graves de la personnalité », à type d’états limites (Racamier, 1963 ; Bergeret, 1970) constituent une partie notable d’un socle intrapsychique propre à se traduire par des désordres psychocomportementaux spécifiques, parfois violents et spectaculaires.
Ces troubles existent aussi bien chez des individus considérés comme non pathologiques, mais plongés en position d’intense souffrance psychique chronique si leurs mécanismes défensifs prévalents viennent à défaillir, que chez des malades avérés, soignés en psychiatrie, ou chez des grands déviants sociaux échappant d’habitude à la psychiatrisation et fréquentant les lieux de répression telle que la prison.
Ainsi, le champ recouvrant des états-limites s’est élargi progressivement, allant de la psychopathologie à la sociopathologie, du fait, précisément, que la mise en jeu de ces désordres intrapsychiques est de nature à remettre durablement en question l’ordre établi, la nosographie comme la paix sociale. Un délire paranoïde agi, chez un schizophrène n’est pas en mesure de constituer un fait de société, il contribuera juste, en négatif, à faciliter la détermination des contours d’une normalité psychocomportementale et à rassurer les « normaux » sur leur santé mentale.
Un névrosé restera facilement inscrit dans un fonctionnement normal et, s’il dérape, c’est la loi, en tant qu’émanation du consensus social et expression des mentalités, qui sanctionnera son acte. En revanche, le fait que la plupart des sujets borderlines interrogent fortement leur monde les rend plus volontiers insterticiels, quitte à mettre à mal les structures entre lesquelles ils évoluent. Ils se font rejeter. Leurs troubles comportementaux patents les démarquent du monde ordinaire mais leur lucidité (qui n’est jamais mise en défaut), leur souffrance manifeste et leur intelligence, les ramènent sans cesse du côté des « normopathes ».
Dès lors, leur visibilité comportementale et leur impact sur le monde sont de l’ordre de la sociopathie. Ils ont, plus que tout autre, la particularité d’être sensibles au contexte social en dépit du fait qu’une partie de leurs troubles ressort du champ de la psychodynamique. Ceci explique que la symptomatologie qu’ils présentent soit si évolutive.
La lacunose :
C’est pour cela que l’intérêt des chercheurs vis-à-vis de ce type de personnalité énigmatique n’a jamais faibli depuis les descriptions princeps : Hugues (1884), (cité par L. Fineltain, 1996), comme état frontière de la folie, avant la théorisation freudienne, D. N Stern (1985, 1989) et
H. Searles (1977, 1994).
Nous avons vu que cet intérêt, guidé par une clinique heuristique, se focalisa tout à tour sur les diverses manifestations comportementales du désordre comme autant de pistes pour décrypter son sens intime, sans toujours pouvoir ramener clairement celles-ci à une disposition sousjacente particulière du psychisme puisqu’on ne voulait (ou pouvait) pas sortir de la dualité psychose/névrose.
C’est ainsi que furent revendiquées comme des entités autonomes sociopathiques, voire des maladies mentales des regroupements aléatoires ou syndromiques aussi variés que la sorcellerie en son temps mais aussi la psychopathie, ou le déséquilibre psychique, l’alcoolisme, les toxicomanies, l’anorexie/boulimie ou les perversions sexuelles, ainsi qu’une nébuleuse de petits tableaux cliniques qui se sont peu à peu agrégés en un ensemble cohérent : syndrome de Ganser, syndrome de Münchausen, syndrome de Lasthénie de Ferjol. Nous reviendrons ultérieurement sur ces syndromes. Sous des apparences distinctes, on pouvait constater, dès cette époque, une profonde intrication clinique dépassant la comorbidité simple, admettant des formes de passage ou une succession de « maladies » appelées à se développer chez un seul et même individu au fur et à mesure qu’il avançait en âge.
Par ailleurs, en fonction de l’angle d’analyse du processus psychique, la plupart de ces entités cliniques sont potentiellement intégrables dans le groupe des addictions ou des perversions, voire des aménagements pseudo-psychotiques ou des « psychoses focales1 ». Un même comportement peut, en outre, se décrire comme une forme mixte, en raison de son déroulement diachronique ou par sa signification existentielle : citons la scatophilie téléphonique dans son rapport à l’érotomanie, la kleptomanie comme perversion et addiction ; la règle étant la coexistence systématique de plusieurs de ces dysfonctionnements chez une même personne (Abel, et al., 1988). Nous aborderons ces comportements dans le chapitre des perversions.
Ce démembrement clinique superficiel, utile pour affiner la sémiologie, aidait à la détermination des symptômes cibles d’éventuelles thérapeutiques médicamenteuses ou biophysiques espérées. Par sa logique, il contredisait néanmoins toute approche analytique globale d’une personnalité sous-jacente, seule capable, pourtant, de susciter une mise en perspective cohérente visant à dépasser leur juxtaposition taxinomique simplificatrice, mais didactique. Il interdisait la perspective d’une approche psychothérapique cohérente.
L’expérience montre que ces patients, nombreux (30 % des consultations selon L. Fineltain, 1996), s’ils sont souvent passionnants pour l’économie psychique du soignant, ne sont pas les plus faciles à prendre en charge car ils s’avèrent déroutants, au sens propre. Il apparaît donc licite de chercher à mieux démonter les ressorts intimes de leurs comportements morbides, parfois spectaculaires, rebutants par leur itération, ou attachants. Cela permet de proposer des stratégies d’approche relationnelle ou thérapeutique dépassant la simple rétroaction médicale et la sanction sociale qui, nous le verrons, renforce inévitablement le comportement pathologique jusqu’à le figer en une sociopathie. Pourtant, la sanction sociale intervient encore souvent, lorsque les déviances sont devenues trop déstabilisantes pour l’ordre public et la morale.
La psychogenèse de ces personnalités est éloquente. Leur abord thérapeutique n’est pas encore codifié et il reste empirique, sous-tendu parfois par un contre-transfert négatif, tant les troubles et leur variabilité interindividuelle comme intra-individuelle sont dérangeants et touchent souvent au point aveugle des soignants en réactivant des positionnements transactionnels enfouis chez ces derniers1.
Il n’est pas étonnant de constater que, hormis les cas pathologiques extrêmes, relatifs à des aménagements pervers ou caractéropathes prédominants, les sujets dotés (doués ?) d’une personnalité borderline savent émouvoir. Ils arrivent avec une facilité déconcertante à débusquer le partenaire complémentaire qui parviendra à les apaiser ou les contenir, le temps d’une vie parfois, le temps d’une prise en charge référente souvent.
Ce partenaire potentiel étant initialement plus ou moins consentant, il se retrouve très vite, irrémédiablement, happé dans l’histoire du sujet borderline, désubjectivé, un peu comme dans certains processus paranoïaques passionnels qui se révèlent d’ailleurs, à l’analyse, plus souvent borderlines que psychotiques (heureusement !). Ils vivent une passion au sens philosophique du terme.
L’hypersensibilité et la souffrance chronique des sujets borderlines s’avèrent souvent très complémentaires de la vectorisation psychoémotionnelle de leur partenaire privilégié, que celui-ci soit lui-même engagé dans un fonctionnement borderline réparateur ou masochiste, ou qu’il soit intimement doté d’une personnalité névrotique fondée sur la culpabilité2, la compassion et le dévouement. La psychologie intime de ce partenaire désigné est évidemment à questionner car, tôt ou tard, après la lune de miel, lorsque son illusion réparatrice s’évanouira, lorsque le faux self 1 du sujet borderline se fragilisera, lorsque la faille narcissique2 primordiale s’élargira sous les coups de boutoir des inévitables frustrations ordinaires ou extraordinaires de l’existence, la question de la cohabitation puis de la séparation se posera pour les deux sujets. C’est le sens de la problématique de répétition et d’abandon chez les sujets borderlines et leur entourage.
On constate que le questionnement abandonnique inhérent aux sujets narcissiquement défaillants les poussera à explorer (ou à faire exploser) la tolérance de leur partenaire, sachant souvent là où il faut appuyer pour lui faire le plus mal, le provoquer inéluctablement, susciter parfois sa rage ou
sa violence réactionnelle et s’exposer au risque, une fois de plus, de se voir violenté ou abandonné. Ce passage à l’acte du partenaire, comme celui de l’entourage familial, de l’institution, de la société (Conrad, Schneider, 1980) – car nous sommes là dans des dimensions fractales de l’environnement du sujet « cas limite » – confirmera et validera, une fois de plus, les précédents passages à l’acte, enfonçant le patient dans sa problématique abandonnique par mésestime de soi, dans un destin victimaire. C’est cela qu’il faut prévenir le plus tôt possible (dans le champ éducatif et soignant, comme dans le champ familial ou conjugal).
C’est cela qu’il faut désamorcer autant que possible (perspective psychothérapique à court terme), qu’il faut prendre en considération dans l’après-coup, parfois pour contextualiser un passage à l’acte (perspective victimologique et criminologique).
Approches plurielles du phénomène état-limite : de l’importance du trait d’union
Nous placerons désormais un trait d’union entre état et limite, ce qui ne se retrouve pas dans les définitions habituelles. À notre sens ce trait confère une cohérence supplémentaire à l’expression qui, dès lors, n’est plus la simple juxtaposition des deux termes. Ainsi, l’un n’est plus adjectif de l’autre, mais chacun devient co-substantif particulier, capable de définir un néo-terme qui dépasse la signification de ses deux composants.
Après avoir vu la façon dont est née la conceptualisation d’une troisième entité à partir de la clinique, nous allons aborder la manière dont l’entité état-limite a pu se dégager, aussi, à partir du contexte social puis des théories psychodynamiques.
Bien que les états-limites constituent traditionnellement des contreindications formelles à la psychanalyse
– puisque renvoyés dans la sphère
rédhibitoire (en matière de psychanalyse) des psychoses
– ce sont des théoriciens appartenant au courant psychanalytique qui s’y intéressèrent tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, ne serait-ce que pour les diagnostiquer avant toute initiation abusive d’une tranche de cure psychanalytique, mais surtout parce que ces positions et ces organisations psychiques, en raison de leur aspect tranché, proposent un éclairage formidable sur les dynamiques névrotiques et psychotiques qui déclinent le coeur de la praxis psychothérapique analytique et son socle théorique, articulé depuis toujours sur le complexe d’OEdipe.
O. Kernberg (1977, 1989) et M. Klein (1948, 1975) parlèrent, eux, d’organisations limites de la personnalité, en tant qu’organisations stables, spécifiques, mobilisables, caractérisées par l’importance des mécanismes défensifs archaïques, traditionnellement perçus comme inclus dans le registre psychotique : dénégation, clivage, identification projective. O. Kernberg alla plus loin en parlant à ce propos de « relations d’objet primitives intériorisées ».
Cette ambiguïté contribua à renforcer certains théoriciens, et cela perdure, dans l’idée que ce qui n’était pas clairement névrotique ne pouvait appartenir qu’au champ de la psychose, quitte à élaborer l’hypothèse d’une gradation de gravité entre névrose et psychose constituée, la psychose pouvant être autant un processus qu’un état stable.
La différence, selon nous, est que les mécanismes défensifs des étatslimites, même d’essence psychotique, s’ils sont repérés, peuvent se montrer sensibles à l’interprétation analytique, ce qui n’est ni évident ni opérant dans la psychose.
Selon O. Kernberg, les sujets présentant une organisation limite de la personnalité ont subi précocement des situations réelles ayant entraîné une frustration ; cette hypothèse ne s’oppose donc pas au concept de traumatisme désorganisateur précoce, mis en exergue par J. Bergeret, et que nous développerons ultérieurement.
Sont évoqués comme les caractéristiques de cette organisation limite de la personnalité :
– une absence d’autonomie primaire adéquate ;
– une faible tolérance à l’anxiété et à la frustration, ce qui renvoie aux réactions caractérielles ;
– la présence de pulsions agressives ;
– les limites du moi sont néanmoins assurées, ce qui le différentie du moi
psychotique déterminé comme morcelé, voire pulvérisé ;
– le statut de l’objet est globalement assuré mais l’investissement objectal est instable, aléatoire ;
– le moi, lui-même instable dans son volume et ses attributions, est clivé, ce qui affaiblit d’autant le jeu des autres instances mises en place selon le modèle de la seconde topique freudienne.
La notion de clivage du moi fait écho au mécanisme défensif du clivage.
Elle n’est pas contradictoire avec la conception d’un moi lacunaire potentiellement comblé par un faux self au sens de D. W. Winnicott, la ligne de clivage passant alors entre le faux self et le moi lacunaire, un peu comme dans les monnaies bimétalliques modernes. En théorie, on pourrait également imaginer une faille n’épousant pas le contour du clivage, voire des jeux de clivage ou des agrégats de faux selfs individualisant des « personnalités multiples ».
Ces dernières sont des entités cliniques rarissimes, presque théoriques (James, 1999 et Carroy, 1993). Elles sont désormais traditionnellement rattachées, faute de mieux, à la psychose et caractérisées par l’alternance chronologique ou la juxtaposition non intégrable dans une seule personnalité d’équivalents identitaires (l’identité d’un individu se concevant comme la résultante de l’interaction dynamique de sa personnalité, de son caractère, de ses aménagements économiques, de son tempérament, de son statut social et de l’idée qu’il se fait de tout cela) distincts sur une période allant de quelques jours à plusieurs années, la composante biologique s’y surajoutant. On retrouve la notion de l’être humain comme « être biopsychosocial ».
A contrario, l’amnésie psychogène, qui est une affection rarissime, bien que traditionnellement rattachée à la constellation hystérique, c’est-à-dire sans cause organique soupçonnable, pourrait se concevoir comme une brutale panne d’identité, un blanc identitaire paroxystique faisant pendant, mais dans le même registre, aux identités et personnalités multiples.
Un schéma montre diverses formes théoriques du moi.
La notion de personnalité multiple est pour une part antérieure à la psychiatrie et à la psychanalyse. Le magnétisme (Mesmer), le spiritisme et l’occultisme (V. Hugo) s’y intéressèrent car le phénomène pouvait entrer dans leurs champs de compréhension et dans les préoccupations culturelles de l’époque. P. Despine (1840, puis 1875, le cas Estelle, 1880), puis M. Azam (1887, le cas Félida X) contribuèrent à sa description médicalisée donc libérée d’une lecture mystique ou occultiste, dans une perspective la rapprochant prémonitoirement de l’hystérie, entité psychoclinique qui n’existait pas encore. La discussion psychopathologique opposait, à cette époque, les théories organicistes (l’idée d’une séparation hémisphérique entraînant une dichotomie affective) et associationnistes.
Par la suite, l’hypnose, comme l’une des voies royales d’approche de l’inconscient, son association à la psychanalyse ainsi que le concept de schizophrénie introduit par E. Bleuler en 1911, ébranlèrent les descriptions initiales. On ne trouvait plus de cas clinique ! Devenue désuète, l’entité « personnalité multiple » se trouva démembrée et reliée
à d’autres troubles neuropsychiatriques (somnambulisme, automatisme mental psychotique). Tout se passa comme si l’affection mentale avait alors traversé l’Atlantique dans les bagages des psychanalystes. Aux États-Unis, la multiplication des cas comme le nombre des personnalités pouvant coexister, (jusqu’à soixante chez un même individu), fut remarquable mais ces tableaux restèrent rarissimes dans les autres pays.
Certains psychiatres s’en sont fait aujourd’hui, aux Etats-Unis, une spécialité : F. W. Putnam (1989) comme un nouveau Charcot ?
Le fait que le déclenchement du passage de l’une à l’autre des personnalités soit étroitement corrélé à un stress psychosocial, la nondialectisation existentielle de personnalités contradictoires et la présence concomitante de dysmnésies ont fait parler de « personnalité caméléon » à rapprocher là encore de la clinique traditionnelle de l’hystérie (Tribolet, 1998). En d’autres temps ou d’autres lieux, on aurait pu parler de sorcellerie ou de possession diabolique à propos de ces tableaux cliniques.
C’est en ce sens que la sociopathologie et l’ethnopsychologie touchent à la psychopathologie1. Ce n’est que depuis peu que l’on a précisé les caractéristiques cliniques et thérapeutiques de cette personnalité multiple :
– Élaboration très précoce, dès l’enfance, des personnalités coexistantes.
– Antécédents infantiles significatifs de traumatismes graves, avec fréquence de l’abus sexuel, ce qui recoupe la notion de traumatisme désorganisateur précoce de J. Bergeret et qui renoue de façon troublante avec les premières intuitions théoriques de S. Freud postulant l’étiologie d’une séduction sexuelle avérée dans l’hystérie avant que cette hypothèse, politiquement incorrecte pour l’ordre social de l’époque, ne se retrouve reléguée aux oubliettes (Freud, 1905).
– La guérison envisageable, en utilisant la narcoanalyse ou des entretiens orientés. L’objectif thérapeutique est de favoriser l’abréaction des personnalités secondaires puis leur (ré)intégration en une seule entité personnelle.
– Nécessité de traiter simultanément les autres personnalités, « comme si elles étaient des personnes réelles » (Girardon, 1998).
– La théorisation psychanalytique orthodoxe prenant le pas sur les autres modèles, le concept de personnalité multiple se trouva peu à peu marginalisé et ceci en dépit de l’option syncrétique sous-tendant la notion transnosographique marginale et controversée de psychose hystérique que nous avons évoquée plus haut. Celle-ci ne constitua jamais une grille de lecture efficace du phénomène « personnalité multiple » pas plus que des formes mixtes psychonévrotiques retrouvées en clinique.
La place des personnalités multiples dans l’imaginaire social leur confère une dimension particulière ainsi qu’une aura culturelle et métaphorique spécifique. Il peut être psychiquement protecteur de concevoir, en soi-même, l’éventualité d’une personnalité à double facette, l’une d’entre elles se voyant chargée de la part obscure, la plus intéressante sans doute ; il y a toujours un Mister Hydde en nous !
C’est la littérature fantastique, et la création artistique en général, qui nous offrent les descriptions cliniques les plus parlantes de ces cas de dédoublement et de dichotomie de la personnalité, au risque de devoir considérer, éventuellement, certaines de ces authentiques dissociations-dédoublements identitaires comme induits ou fortement colorés par l’environnement culturel, comme un avatar historique de l’hystérie alors que c’était peut-être un avatar du narcissisme : C. S. North et al. (1993) ont recensé près de vingt biographies de « personnalités multiples » dont certaines sont devenues des best sellers ou des films à succès. Le concept de personnalité multiple retrouvera peut-être un jour un nouveau souffle, moins teinté de considérations mystiques et émotionnelles, grâce aux états-limites. Dans un contexte favorisant la contagiosité mentale, c’est néanmoins la dimension hystérique de la personnalité (suggestibilité, histrionisme) qui se verra encore proposée comme critère de compréhension de la plupart des cas cliniques d’autant que la notion de dédoublement de la personnalité renvoie aussi à l’illusion démiurge sommeillant en tout être humain.
Créer un homme de chair ou d’apparence vivante n’est rien, du point de vue technique. Les premières statuettes magdaléniennes puis la statuaire égyptienne, réaliste, peinte, visaient à représenter au mieux l’apparence formelle d’un être vivant. Cet objet anthropomorphe ou théomorphe, minéral, demandait à être animé par les pouvoirs des chamans, les rituels des prêtres, ou la puissance de l’imagination.
Cette dimension magico-religieuse qui est le négatif socioculturel de la problématique perverse individuelle, telle que nous la décrirons ultérieurement, dériva progressivement vers une composante esthétique de la représentation : « de l’art pour l’art ». Pourtant, qui peut dire qu’il n’a jamais été troublé par une statue, un portrait, une photographie ou même un texte suggestif ?
Par quels mécanismes polysensoriels (ou suprasensoriels) un être humain peut-il ainsi transmettre une émotion ou une idée à un de ses pairs ?
À l’inverse, sculpter et transformer son corps propre et en faire une oeuvre d’art (body art) est à intégrer à la fois comme un accomplissement autoconstructeur (voire autodéconstructeur !) personnel, une performance artistique, parfois revendiquée comme telle, (de Lolo Ferrari à Orlan, 19781) et comme, pour partie, sinon la mise en acte d’un délire autoérotique, du moins un évocateur passage à l’acte narcissique ou un équivalent parthénogénétique en se recréant soi-même.
En chirurgie plastique ou esthétique, aujourd’hui banalisée certes par les progrès techniques et la revendication individualiste d’une conformité aux canons en vigueurs, il faut tenir compte du fait que le risque psychique à terme, réside dans l’actualisation, dans la réalité, des remaniements psycho-identitaires sévères induits par la transformation d’apparence. Cette problématique, liée à la dialectique psychocorporelle, culmine au cours des interventions chirurgicales drastiques, visant à mettre en conformité l’identité sexuelle revendiquée par un transsexuel et son morphotype, mais elle est tout aussi présente à l’occasion d’une « simple » rectification d’arête nasale, comme lors de la pose d’un anneau siliconé oesophagien visant à restreindre les apports caloriques, ou lors de la mise en place d’un piercing, d’un tatouage ou d’un implant exogène. Les chirurgiens sont de plus en plus souvent conduits à solliciter un avis psychiatrique avant intervention et à conseiller un suivi psychologique serré par la suite. C’est devenu, depuis peu, un impératif médico-légal pour certaines interventions et nous voyons débouler dans les consultations, pour un avis difficile puisque peu argumentable, des hommes et femmes sans antécédent psychiatrique, avant l’éventuelle pose d’un anneau gastrique comme remède à une obésité récalcitrante. Lors de ces entretiens, ces individus ne présentent aucun trouble psychique patent mais qu’en sera-t-il après la perte de cinquante kilogrammes ou pire, après l’échec de l’intervention ?
Qu’en est-il des altérations de l’image corporelle et de l’estime de soi provoquées par de telles modifications ?
Il est techniquement possible d’envisager, pour bientôt, la greffe d’un visage (prélevé sur un cadavre) sur un massif facial préalablement préparé à le recevoir. Des microgreffes nerveuses permettraient de réanimer grossièrement le greffon en mobilisant muscles et tendons et de transformer donc, radicalement, l’apparence du receveur. Le receveur aurait (idéalement ?) le visage du donneur. Outre la mutilation sans équivoque que représenterait la préparation physiologique du receveur – un véritable écorchage à vif, bien que cette plastie ne concernerait pour l’instant que des grands brûlés – a-t-on bien pensé à tous les remaniements identitaires à gérer en postopératoire ? On est bien loin d’un simple lifting ou de l’usage du Botox®.
Cela n’est pour le moment envisagé, à titre expérimental, qu’en vue de la reconstruction du visage de grands brûlés mais qui dit que des dérives, infiltrées de narcissisme et d’eumorphisme normalisateur, ne seront pas possibles par la suite ?
Les progrès de la génétique et des connaissances sur le vivant rendent maintenant faisables des choses qui étaient, autrefois, de l’ordre du miraculeux, voire du divin. De nos jours, réanimer un sujet en coma dépassé n’est plus qu’une performance médicale. Mais c’est néanmoins, au sens propre, faire revenir parmi les vivants un individu déjà engagé dans le tunnel, avec toute la dimension renarcissisante que cela peut induire chez le « miraculé », nous le verrons au chapitre 5 de cet ouvrage.
Permettre à une femme stérile de procréer est déjà en soi un fantastique franchissement des limites naturelles, une nouveauté au regard de l’histoire des humanoïdes dont la portée psychobiologique sur l’espèce n’est pas encore complètement évaluable. Mais cloner un être vivant à partir d’une cellule souche transcende et démultiplie la thématique du double et celle de la filiation, jusqu’à déboucher sur l’absolu inceste (avoir un enfant de soi-même) et au « crime contre l’ordre des générations ».
Cette technique aura, elle aussi, immanquablement, des implications à terme sur la dynamique psychique collective ; on est dans le borderline à dimension sociale.
À l’opposé, dans les cas exceptionnels de gémellité siamoise, au-delà du drame humain qui fascine la conscience humaine, le fait que deux corps, presque distincts, puissent avoir la même personnalité et des destins entrecroisés (il existe des cas troublants de ce point de vue dans lesquels l’un des siamois commence la phrase et l’autre la termine), la dissociation personnalité/identité détermine d’autres questionnements sur la psychogenèse. Dans certaines circonstances, c’est le sacrifice par dissection chirurgicale de l’un des corps qui sauve la personnalité du survivant (et à quel coût !), quant à l’évolution attendue de cette personnalité ?
Si c’est donc créer (ou modifier) une personnalité qui reste le plus difficile et qui constitue finalement la transgression ultime, le psychothérapeute, « médecin de l’âme », n’est-il pas alors le plus transgressif des médecins ?
Golem, cyborg, créature fantastique et composite du docteur Frankenstein ou créatures chimériques du docteur Moreau, clones animaux contemporains ou procréations humaines hors limites naturelles, finalement seul le consensus éthique à connotation sociale et historique peut proposer une limite provisoire et une dialectisation entre délire et déviance, ces deux concepts étant à réinterroger sans cesse. Dans toutes les oeuvres de fiction narrant de telles expériences, l’histoire finit mal et cette issue, systématiquement tragique, est liée au fait que la personnalité de la créature échappe à son créateur et ne lui ressemble pas1. L’analyse des fondements du film montre que si la créature du docteur Frankenstein dérape du point de vue comportemental c’est surtout parce qu’elle n’est pas aimée (ne se sent pas aimée !) et, dans tous les films du genre, les cyborgs, comme toutes progénitures, échappent systématiquement au contrôle de leur concepteur : ces créations artistico-culturelles sont des métaphores articulant le cauchemar au désir dans la problématique borderline.
On voit ici que la question du double relève toujours de la problématique du dédoublement de la personnalité et qu’il est question d’engendrement sans fécondation, de réinscription dans une dynamique, d’un temps qui avance après avoir été gelé. Mais ce processus se veut dégagé d’un passé historicisé. Il est question d’un nouveau temps originel et d’une recréation itérative du monde, ce qui renvoie au délire parthénogénétique comme aux problématiques de transmissions pathogènes transgénérationnelles, à l’oeuvre dans certains dysfonctionnements familiaux. Nous sommes dans la perversion des limites naturelles.