L’homme est un animal omnivore. La satisfaction de ses besoins énergétiques quantitatifs et qualitatifs dépend avant tout de ses conditions économiques. Dans nos sociétés d’abondance, cette satisfaction ne devrait pas poser de problèmes sinon par excès, et c’est bien ce qui apparaît le plus évident. Il arrive cependant qu’elle soit mise en péril.
Certaines personnes adoptent, par une idéologie alimentaire parfois peu éloignée de l’esprit de secte, des régimes d’exclusion. L’exemple le plus répandu, mais pas le plus nocif, est le régime végétarien. Cette situation survient dans quelques sous-groupes exposés de la population.
Dans d’autres, l’industrialisation croissante de l’alimentation favorise certaines carences en régime omnivore.
Dans toutes ces situations, il n’y a en règle aucune pathologie primitive sous-jacente. Ce n’est pas tout à fait le cas du PICA, comportement souvent méconnu et considéré habituellement comme une autre perversion alimentaire.
IDÉOLOGIES ALIMENTAIRES : RÉGIMES NON OMNIVORES
Différents « régimes » d’exclusion non omnivores :
Régime végétarien :
Il est le plus répandu. Sa base idéologique est de ne pas tuer les animaux dans le but de les manger, mais il n’interdit pas de consommer leurs produits. Ainsi les oeufs et les produits laitiers sont possibles et apportent des protéines animales. Ce régime est celui qui pose le moins de problèmes de santé.
Régime végétalien :
Il ajoute au régime végétarien l’interdiction de consommer les sous-produits animaux, donc les oeufs et les produits laitiers, etc.
Régime dit « macrobiotique » :
Il est apparu dans la deuxième moitié du XXe siècle, vers 1960 en France. Il est fondé sur l’idéologie du Yin et du Yang. La base de l’alimentation est composée de céréales. Les fruits, les laitages, le sucre sont catalogués comme très Yin et nocifs. Les produits carnés ne sont guère plus admis.
La version la plus sectaire est uniquement composée de céréales. Le régime macrobiotique a été présenté par ses propagateurs comme un des éléments d’un art de vivre apte à assurer le bonheur, la longévité et à prévenir les maladies, en particulier les cancers. Ce qui n’a nullement empêché le leader de la macrobiotique Mischio Kushi, grand tabagique, de mourir d’un cancer du poumon.
Autres régimes :
Bien d’autres régimes sous-tendus par des idéologies, des croyances ont quelque diffusion. On peut prédire, sans grande chance de se tromper, que les décennies à venir verront apparaître d’autres idéologies alimentaires, même si le mot idéologie apparaît ici parfois bien galvaudé.
Régime crudivoriste :
Régime où afin de bénéficier de toutes les qualités des aliments, ceux-ci doivent tous être consommés crus.
Instinctothérapie :
L’instinctothérapie se rattache au régime crudivoriste.
Elle impose de plus que les aliments soient choisis par le seul instinct du consommateur.
L’alimentation vivante en est un autre avatar où l’apport est essentiellement végétal (on ne s’attaque pas directement à la vache dans son pré…). Les aliments lactofermentés y ont droit de citer.
Régimes défi nis par les groupes sanguins :
Ils se parent d’une justifi cation fumeuse (le groupe O comme old renvoyant aux chasseurscueilleurs et nécessitant donc une alimentation carnée, etc.).
Conséquences des régimes non omnivores :
De très nombreuses études ont été réalisées dans les différentes parties du monde afin d’apprécier les conséquences des régimes non omnivores, surtout végétariens et végétaliens. Malgré de grandes différences dans les modes d’alimentation traditionnels de l’Europe, de l’Extrême Orient ou de l’Amérique du nord, les résultats des différentes enquêtes convergent.
Apport nutritionnel :
Les régimes végétariens procurent des apports quantitativement et qualitativement optimaux en lipides. Ceux en fibres, en vitamines B1, C, E, folates sont largement couverts. Les apports en magnésium et en fer sont également suffisants. En revanche, malgré l’usage très répandu des compléments diététiques, ces régimes sont souvent à l’origine d’une carence d’apport en rétinol, vitamines B9 et B12, en calcium en sélénium et en zinc. L’apport quantitatif total en protéine est convenable mais un déficit en méthionine est fréquent.
On a noté chez les végétariens de plus de 65 ans un défi cit d’apport hydrique. Ces caractéristiques sont plus marquées chez les végétaliens, d’autant plus que leur alimentation est plus intransigeante.
Peu d’études concernent les adeptes des régimes macrobiotiques, à la fois moins nombreux et subdivisés en de nombreuses pratiques parfois groupusculaires.
Conséquences biologiques :
Les conséquences biologiques de ces pratiques sont le plus souvent attendues : parfait profil lipidique avec augmentation des acides gras insaturés et baisse des saturés, sans variation cependant du taux de cholestérol ni du rapport LDL/HDL cholestérol, mais avec parfois hypoprotidémie (jusqu’à 15 % des cas dans une étude tchèque des végétariens), taux bas de vitamines D et B12, augmentation de l’homocystéine jusque dans 30 % des cas chez les végétariens, hypoferritinémie et anémie.
Toutes ces anomalies peuvent être encore plus marquées chez les végétaliens malgré la prise plus fréquente de « compléments diététiques ».
La baisse des taux de ferritine et d’hémoglobine contraste avec les apports en fer plus élevés que chez les omnivores de référence : elle souligne la mauvaise biodisponibilité du fer non héminique.
Conséquences cliniques :
Les conséquences proprement cliniques de ces régimes sont parfois évidentes et le médecin peut être amené à rencontrer (ils/elles ne consultent quasiment jamais pour cela) des individus cachectiques et ou porteurs de carences cliniques évidentes liées à leurs pratiques alimentaires. Un des premiers adeptes français du régime macrobiotique, fils d’une personnalité connue, est mort de cachexie. Les rapports entre anorexie mentale et de telles pratiques sectaires ne sont pas nuls. Mais, hors de ces cas caricaturaux et heureusement peu fréquents, les conséquences cliniques sont limitées ou nulles pour un grand nombre de végétariens.
Certains travaux font état chez eux d’une baisse de la mortalité coronaire. Mais chez ces sujets, il existe une compétition entre le côté bénéfique d’un profil lipidique favorable et l’effet délétère de l’augmentation de l’homocystéine. La balance risque de pencher du mauvais côté, en particulier pendant la grossesse au cours de laquelle le déficit en vitamine B12 s’accroît et l’homocystéine augmente.
Un travail néozélandais de 1994 a noté que l’anémie clinique (Hb < 12 g chez l’homme, 11 g chez la femme) est plus fréquente chez les végétariens hommes, peut-être du fait que les femmes plus sensibilisées par leurs règles au risque d’anémie utilisent plus de supplémentation martiale.
En période préménopausique, une étude finlandaise a montré en 2000 que l’apport alimentaire en vitamine D des végétaliennes était insuffisant pour maintenir des taux circulant de 25-OH-D et de parathormone normaux, avec des effets négatifs mesurables sur la densité minérale osseuse lombaire et du col fémoral. Les végétariennes se situent entre ces données et la normale.
Chez l’enfant :
Chez l’enfant végétarien, la croissance et le contenu minéral osseux sont apparus normaux, mais de façon inattendue, la proportion d’obèses a été décrite comme augmentée à Hong-Kong.
On retrouve bien sûr la baisse des taux moyens d’hémoglobine et donc une plus grande disposition à développer de véritables anémies.
Un travail néerlandais a comparé en 2000 les tests d’intelligence (capacité d’apprentissage, d’abstraction, résolution de problèmes) dans 3 groupes d’enfants :
– 1. régime macrobiotique jusqu’à 6 ans puis régime végétarien ;
– 2. régime macrobiotique puis omnivore ;
– 3. régime toujours omnivore.
Les enfants du 1er groupe sont sous performants aux tests et le restent après modification de leur régime. Ceux du 2e groupe rattrapent leur retard et ceux du 3e groupe n’en ont jamais eu. Les protéines animales seraient-elles nécessaires à un développement intellectuel normal ?
CARENCES EN RÉGIMES OMNIVORES :
Carences globales involontaires :
Le succès sans cesse croissant des Restaurants du coeur, témoin des inégalités qui se creusent dans notre société, nous rappelle que la suffisance alimentaire n’est pas assurée facilement pour tous. Certains groupes sont plus particulièrement exposés à ces carences quantitatives et qualitatives. Bien entendu ceux qui appartiennent au « quart-monde » mais également les personnes isolées et âgées.
Carences spécifiques :
Carence martiale :
Elle est la plus commune. Elle menace nos femmes modernes, qui dans une société développée ont une dépense énergétique diminuée résultant de la baisse des dépenses liées au travail, aux transports, au maintien de l’homéothermie. Ces femmes diminuent en conséquence leurs apports alimentaires soit spontanément, soit par crainte d’une prise de poids que la mode condamne, en « faisant attention ».
Quand on passe en dessous d’un apport total de 1 800 et surtout de 1 500 Kcal, il devient possible de réaliser les conditions d’un apport de fer insuffisant. Une étude réalisée dans le Val-de-Marne a montré que 90 % des femmes en âge de procréer avaient des apports quotidiens en fer inférieurs aux recommandations.
Cette situation est plus fréquente lorsque survient une grossesse. De nombreuses femmes enceintes ont un taux d’hémoglobine inférieur à 11 g. Un travail effectué dans les Yvelines a montré que 12 % de femmes avaient une ferritinémie inférieure à 12 ug/dL au troisième mois, chiffre atteignant, en l’absence de supplémentation, 65 % au septième mois. Ceci n’est pas sans rapport avec les modifications du goût et parfois de véritables PICA (cf. infra).
Carences vitaminiques :
Évolution de la consommation :
Les carences vitaminiques et en micronutriments sont devenues fréquentes. Elles sont pour partie liées à l‘industrialisation de l’alimentation et à la publicité qu’elle entraîne qui, au bénéfice des produits manufacturés, éloignent les consommateurs de l’absorption de fruits frais.
Cette situation semble paradoxale quand on la confronte à l’évolution de la consommation moyenne des Français entre 1950 et 1990. Dans cet espace de temps, leur consommation de fruits est passée de 40 à 72 kg/an et celle de légumes de 60 à 119 kg/an. On manque tout à fait de données sur ce qu’était la prévalence des carences vitaminiques dans notre pays dans les années cinquante.
En tout état de cause si la consommation globale a nettement augmenté, il faut tenir compte de la façon dont ces aliments sont consommés et aux disparités des comportements individuels ou de groupe.
Fréquence des carences :
Actuellement, nous disposons de plusieurs enquêtes, parmi lesquelles celle diligentée par le CNAM en 1988 dans le Val-de-Marne. Plus de la moitié des adultes avaient des apports nutritionnels nettement insuffisants en vitamine E, 40 % des femmes en vitamines B1 et B6, 40 % des adultes et 15 à 20 % des enfants en vitamine A, et 20 % des adultes en vitamine C. Les déficits d’apport touchaient également le fer chez 30 à 60 % des femmes et 15 % des enfants, le zinc, le magnésium et le cuivre, alors que les apports en Vitamines B2, B9 et B12 et en calcium étaient satisfaisants.
Ces carences s’observent y compris chez les jeunes et les étudiants (les desserts proposés par les restaurants universitaires les inciteraient plus, publicité aidant, à choisir l’entremet industriel plutôt que le fruit de deuxième catégorie).
Elles s’observent encore plus souvent dans les catégories fragilisées que nous évoquions plus haut (personnes isolées, âgées, démunies).
Des carences en vitamine D sont notées l’hiver en particulier chez les jeunes adolescents (étude chez les lads de Chantilly publiée en 1998).
Plus récemment l’étude SUVIMAX a montré que la population française était exposée à un risque de carence iodée modérée avec globalement des valeurs d’iodurie inférieures aux 10 ug/mL recommandées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Conséquences cliniques de ces carences :
Les conséquences cliniques de ces carences se traduisent par la réapparition de maladies telles que le scorbut, avec ses troubles hémorragiques, mais aussi les gingivites, les arthralgies, les oedèmes par ailleurs inexpliqués. Il faut savoir évoquer ce diagnostic dont la méconnaissance peut laisser les choses évoluer jusqu’au décès quand le traitement est évidemment simple et rapidement efficace. L’alcoolisme et le tabagisme sont des facteurs majorant le risque d’hypovitaminose C clinique.
Les déficits en apport de vitamine D n’ont pas chez nos adolescents de conséquences reconnues mais incitent vivement à une supplémentation pré-hivernale On a noté en 1994 une relation entre statut iodé et les performances au diométriques chez les jeunes enfants.
Au-delà de ces situations, les carences en micronutriments et en vitamines pourraient jouer un rôle dans la survenue des grandes maladies de notre siècle, métabolique, cancéreuse ou cardiovasculaire.
Les réponses actuellement disponibles à ce sujet restent contradictoires.
PICA :
Définition :
Défini par le Littré comme : « une perversion du goût caractérisée par de l’éloignement pour les aliments ordinaires et par le désir de manger des substances non nutritives telles que craie, terre, charbon », le PICA est connu depuis l’antiquité.
Hippocrate remarquait déjà que « les hommes et les femmes qui ont une mauvaise couleur de peau, mais non une jaunisse… mangent des pierres et de la terre, et ont des hémorroïdes ».
Actuellement on réserve le terme de PICA (qui vient semble-t-il du nom latin de la pie – pica picae — sensée manger n’importe quoi) à l’ingestion irrésistible, compulsive et régulière de substances non alimentaires. On parle parfois de PICA alimentaire quand la pulsion irrésistible touche les aliments ou boissons classiques. Les anglophones parlent à ce sujet de food craving.
Les limites sont parfois difficiles à déterminer.
Ainsi les absorptions compulsives de glaçons (pagophagie), de riz cru (rizophagie) et d’amidon (amylophagie) sont classées avec l’absorption de terre, d’argile ( géophagie) ou de pierres (lithophagie) dans le cadre des PICA authentiques. Par ailleurs, il faut distinguer le PICA alimentaire (food craving) où l’ingestion compulsive est toujours élective d’un seul et toujours même aliment ou boisson (on parle de chocolatophagie, de théophagie – thé –, de géomélophagie – pommes de terre –, etc.), des accès boulimiques au cours desquels n’importe quoi est consommé. Cette dernière frontière est parfois bien difficile à garder.
Fréquence du PICA :
Elle est très variable selon les pays, les continents et les habitudes culturelles. Si l’on exclut les malades psychotiques ou présentant un retard mental, la fréquence du PICA est plus grande chez les sujets de race noire, chez les jeunes enfants. Peu d’études ont été réalisées chez les Européens de souche. La prévalence du PICA (y compris alimentaire) chez les sujets présentant une carence martiale a été estimée à 5 % en Espagne. En Grande-Bretagne, sur 100 femmes enceintes aucune ne présentait de PICA, mais 51 % un food craving.
L’étude que nous avons réalisée en Seine-Saint-Denis note 9 % de PICA et 19 % de PICA alimentaires chez des sujets non carencés en fer, Mais notre échantillon ne comprenait que 22 % d’Européens de souche. Chez les Noirs, en Afrique comme aux Antilles ou aux États-Unis, la prévalence du PICA est beaucoup plus grande, constituée essentiellement de géophagie en milieu rural, plus souvent de pagophagie en milieu urbain.
La synonymie pour beaucoup, y compris parmi les médecins, entre PICA et géophagie, le caractère perçu comme « honteux », « primitif » d’une telle pratique par les populations considérées comme très développées de nos pays contribuent d’ailleurs à rendre les études de prévalence plus difficiles. En tout état de cause, cette prévalence est beaucoup plus grande en cas de carence martiale, posant le problème de la causalité.
PICA et carence martiale :
On a longtemps soutenu que le PICA était la cause de la carence martiale quand elle s’y trouvait associée. Si des études ont montré que le thé, l’amidon, l’argile étaient capables de chélater le fer dans le tube digestif, il faut pour cela absorber ces substances en grande quantité.
La prévalence du PICA en cas de carence martiale était l’objet principal de notre étude en Seine-Saint-Denis. Sur 79 sujets ayant un taux de ferritine < 20ug/L et une hémoglobine < 12 g chez l’homme, < 11 g chez la femme, < 10 g en cas de grossesse (40 % des patients), nous avons noté 44 % de PICA et 27 % de food craving (contre 9 et 19 % chez les témoins appariés non carencés). À côté des 22 % d’Européens, l’échantillon comprenait 25 % de Nord-Africains d’origine, 30 % de sujets venant d’Afrique subsaharienne, 15 % des Antilles et 8 % d’Asie. On peut également noter que si 54 % des carences martiales étaient liées à un saignement chronique, 14 % étaient la conséquence d’un régime végétarien (cf. supra). La prévalence du PICA était significativement plus grande chez les non-Européens (55 %) que chez les Européens (6 %). La géophagie prédominait chez les originaires de toute l’Afrique, la pagophagie chez les antillais, les deux formes représentant 95 % des PICA. Ces données recoupent globalement celles de la littérature.
Deux constatations sont d’importance :
– plusieurs de nos patients nous ont rapporté avoir ressenti un goût anormalement plaisant des glaçons qu’ils consommaient en état de carence martiale, goût plaisant ayant disparu avec la correction de la carence ;
– le traitement martial a fait disparaître le PICA parfois bien avant que la carence soit complètement corrigée.
La séquence carence martiale-modification du goût-modification de l’appétence-PICA pourrait bien être la trame pathogénique, réversible, du syndrome.